Points de jonction

Points de jonction (14)

Nicolas et Kardoum marchaient lentement à travers les rues chargées de monde. Kardoum avait décidé de prendre un raccourci qui devait les mener plus rapidement à la place des pastels, la place principale d’Utopia, qui s’étendait en plein cœur de la ville tout en haut du mélangeoir. Nicolas se risqua à demander si cela ne leur permettrait pas de se rapprocher de la tour. Le petit être (qui s’avéra, après qu’on lui eut posé la question être un représentant du peuple des Kkobbels) lui répondit que certes, ils s’approcheraient de la tour, mais qu’il n’était pas encore question d’espérer y entrer. La tour était gardée nuit et jour, et personne ne pouvait y accéder sans une autorisation expresse. Comme pour le consoler de cette nouvelle déception, Kardoum parla à l’enfant du marché auquel ils se rendaient. Les différents quartiers d’Utopia organisaient chaque jour un marché différent, mais d’entre tous, le marché de la place des pastels était le plus beau. Il n’avait lieu qu’une fois par mois, et réunissait les meilleurs artisans, les plus doués des représentants de chaque quartier de la ville. Par chance, il avait lieu en ce jour, et Nicolas pourrait y assister.

Après quelques minutes de marche, la place des pastels et ses trésors innombrables se révélèrent aux yeux du petit garçon. Des étalages innombrables s’étendaient et semblaient complètement recouvrir cette place aux proportions pourtant démesurées. Partout, des marchands haranguaient les passants et leur vantaient les mérites de leurs produits. En cela, ce marché ne différait pas vraiment de ceux auxquels Nicolas avait pu se rendre. Cependant, le marché de la place des Pastels était réellement singulier. Kardoum n’avait pas menti, il s’agissait d’un endroit exceptionnel. Tout d’abord par sa taille, le marché de la place des pastels se distinguait. Il semblait que l’on put y rester plusieurs jours sans pour autant se rendre compte de la totalité des choses incroyables dont il recelait. Mais au delà de toutes ces merveilles, un détail retint entre tous l’attention de Nicolas.

Chaque marchand avait disposé un petit panier dans lequel les clients versaient directement le prix de leurs achats, sans jamais avoir recours à une caisse telle que l’enfant la connaissait. Les diverses transactions avaient lieu ici dans la confiance la plus totale, sans aucun contrôle du marchand.

Nicolas s’en étonna au point qu’il interrogea Kardoum à ce sujet, lui disant en riant que ce marché devait être un vrai paradis pour les voleurs. Le Kkobbel s’en trouva très vexé, voire blessé. La seule idée qu’un vol ou un délit quelconque puisse être commis à Utopia lui semblait aussi impossible qu’insultante.

Nicolas était désolé d’avoir vexé son compagnon. Il commençait à réellement trouver très sympathique cette ville au sein de laquelle toutes les espèces semblaient cohabiter en harmonie, et dans laquelle les crimes semblaient inimaginables.

Kardoum semblait connaître tous les marchands, Nicolas se souvint qu’il avait jusqu’à récemment été le fournisseur officiel de la tour. Il avait dû en ce temps être un personnage important, et particulièrement apprécié des marchands de la place des pastels.

Le Kkobbel venait juste d’acquérir deux énormes fruits dont la forme évoquait vaguement des pastèques lorsque Yolas surgit sur la place, immédiatement suivi de Nolwa et Chliié. Le draco faisait de grands gestes et semblait passablement énervé. Il s’était en fait beaucoup inquiété à son réveil de ne pas trouver le petit garçon et s’était précipité à sa recherche lorsqu’il avait appris son départ avec le patron du Pilon Doré.

Lorsque Nolwa arriva à la hauteur de Nicolas, une main se posa fermement sur son épaule. Un individu à la musculature importante se dressait derrière elle.

-Dis moi beauté, j’arrive à peine en ville tu pourrais m’indiquer un endroit où l’on pourrait passer du temps tous les deux ?

La jeune fille n’avait pas l’habitude de ce genre de comportements de la part des clients du Pilon Doré, l’homme était visiblement un étranger. Jamais un Habitant d’Utopia ne se serait comporté de la sorte.

Yolas fut vif comme seule sa constitution de Draco permettait de l’être. Il bondit sur l’étranger et le plaqua au sol dans une sorte de rugissement terrifiant qui fit cesser d’un coup presque tous les bruits sur la place. Kardoum et les deux jeunes filles semblaient eux aussi terrifiés. Nicolas s’en étonna, après tout, la victoire de Yolas ne souffrait aucun doute. Un comparse de l’étranger surgit soudain de la foule. Il tenait dans sa main une arme dotée d’une lame à la fois courte, fine et recourbée. Nicolas eut un frisson à l’idée de ce poignard en train de se planter dans le corps de son ami. Mais avec une vivacité prodigieuse, Yolas fit littéralement sauter l’arme de la main de l’assaillant, avant de le maintenir lui aussi à terre aux cotés de son camarade.

La foule formait désormais un cercle autour du petit groupe. Kardoum et les deux employées du Pilon Doré semblait un peu plus terrifiées à chaque nouveau geste de Yolas. Ils semblaient craindre un péril à la fois imminent et inéluctable.

Il ne se fit pas attendre très longtemps et se matérialisa en les personnes d’une vingtaine de gardes de la tour, lourdement armés. L’un d’entre eux portait un casque plus richement orné que celui des autres et semblait être leur chef. Il notifia immédiatement aux cinq compagnons leur mise aux arrêts. Nicolas fit mine de protester, mais Nolwa, qui semblait avoir une grande influence sur lui, l’arrêta d’un regard. Yolas quant à lui semblait prêt à bondir sur les gardes d’un instant à l’autre, comme il venait de le faire avec les deux étrangers, mais il se dit qu’il en avait déjà assez fait. De plus, le combat semblait par trop déséquilibré.

Les cinq amis se laissèrent ainsi mettre en état d’arrestation, immédiatement suivis par les deux étrangers. Les sept prisonniers se mirent donc en route sous la direction des gardes de la tour. En chemin, Nicolas demanda à l’un des gardes qui semblait l’avoir pris en pitié :

-Vous savez ce qu’on va faire de nous ?

Le garde avait pour instruction de ne pas communiquer avec les prisonniers si cela n’était pas nécessaire. Aussi, il prit soin de ne pas se faire voir lorsqu’il répondit :

-nous vous emmenons voir le Krontir pour y être jugés.

-Le quoi ?

-Apprends que le Krontir gouverne Utopia. Tout ici lui appartient.

-Tout ? Même la tour ?

-Mais enfin le Krontir réside au sommet de la tour ! C’est de là qu’il gouverne sa cité !

Nicolas se sentit mieux à cette idée. Leur mésaventure leur permettrait de pénétrer jusqu’au sommet de la tour. Contre toute attente, leur arrestation leur permettrait d’atteindre leur but. A cette idée, toutes les craintes de l’enfant disparurent, les jugements du roi d’une cité dans laquelle les méfaits sont inconnus ne pouvaient pas être bien méchants. Et après tout, ils n’avaient rien fait de mal.

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Points de jonction

Points de jonction (13)

J’ai accepté la proposition de Maximilien Huet de Francart. Comment aurais-je pu faire autrement ? Il est vrai que le salaire que le vieil homme m’offrait avait –et plus encore dans ma situation- de quoi me faire tourner la tête. La somme que l’ancien avocat se proposait de me payer pour une semaine de ce travail correspondait plus ou moins à ce que Sophie mettait un mois à gagner.

Je suis rentré tôt à la maison, mais je ne me suis pas mis à l’histoire de Nicolas. Mon nouveau patron m’avait en effet interdit d’écrire une ligne supplémentaire sans sa présence. Je me suis donc mis immédiatement aux fourneaux. Lorsque Sophie est rentrée, des fleurs et un repas de fête l’attendaient sur la table. J’avais terriblement envie de lui parler de mon nouveau travail, de mon nouveau patron. Pourtant, lorsque les mots sortirent de ma bouche, je me découvris incapable de lui révéler la nature exacte de mon nouvel emploi.

C’est ainsi que je lui ai dit ;

-Mon cœur, dès demain je travaille dans un cabinet d’avocat.

-Toi ? Dans un cabinet d’avocat ? Mais à quoi tu vas leur servir ? Tu n’y connais rien en droit, et tu détestes tout ce qui est paperasse…

-SI j’ai bien compris, l’avocat qui m’a engagé veut que je l’aide à rédiger ses plaidoiries, ses conclusions, lui s’occuperait de l’aspect juridique, moi de l’aspect littéraire. En quelque sorte, je vais être une espèce de nègre.

Je venais sans m’en rendre compte de reprendre la formule de mon nouveau patron ; celle qu’il avait employée lors de notre première rencontre. C’était un mensonge grossier, incroyable (mais à la réflexion ; la vérité l’était tout autant) cependant, Sophie me crut, ou du moins, fit semblant d’une manière convaincante. J’aime à penser qu’elle m’a cru. Je ne voudrais pas qu’elle m’ait vu en train de lui mentir. A vrai dire, je pense qu’elle avait vraiment besoin de me croire, et que pour cette raison, elle n’a pas douté de moi.

Mes rendez-vous avec Maximilien Huet de Francart se sont dès lors succédés, et c’est dans de nouvelles conditions que j’ai pu poursuivre l’écriture de l’histoire de Nicolas.

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Points de jonction

Points de jonction (12)

Le lendemain matin, c’est le regard embué que je me suis dirigé vers le bar pour écrire un peu. Je n’avais que très peu dormi. J’avais promis toutes sortes de choses à Sophie, tout d’abord de trouver un travail stable ? (Ce qui entre toutes semblait la promesse la plus facile à tenir) J’avais également promis que jamais je ne souffrirais de ne plus écrire du moment que je serais avec elle et notre enfant. Dans les cas qui me semblent désespérés, je fais souvent des promesses idiotes…
Je me suis installé à ma place habituelle et cette fois j’ai pris soin de commander à Serge un café double. J’ai allumé mon ordinateur, mais les phrases sonnaient lourdement, les mots se refusaient à moi. La vérité, c’est que bien sûr, je n’étais plus à l’écriture de l’histoire de Nicolas, j’étais à la mienne. Incapable d’écrire de manière satisfaisante la page suivante de ma propre histoire, je me trouvais dans une quasi impasse quant à l’écriture de celle du petit garçon.
Maximilien Huet de Francart est arrivé environ une heure après moi. Il portait un costume gris cette fois, et un large feutre qui lui tombait sur les yeux. Il tenait à la main une canne dont l’unique fonction semblait être l’esthétique. C’était un objet noir surmonté d’un pommeau en or en forme de tête de lion. Ce pommeau était très finement sculpté, les circonvolutions innombrables qui formaient la crinière donnaient une impression saisissante de mouvement. Lorsque l’homme s’approcha, je pus même remarquer que les yeux de l’animal étaient deux rubis d’une taille peu commune.
Il s’assit à la même table que la fois précédente, c’est à dire celle qui était voisine de la mienne, sur la banquette ; ce qui le positionnait à peu près face à moi.
J’ai pris un second café, je l’ai salué, mais d’un ton qui se voulait particulièrement froid. Je n’étais pas d’humeur à être particulièrement courtois ou amical. J’étais encore moins désireux d’engager une conversation du type de celle que nous avions eu lors de notre première rencontre.
Mon café est arrivé, je l’ai bu presque d’un trait, j’ai ensuite laissé mon regard traîner dans le vague. Une cliente s’est retournée. A son expression, j’ai réalisé que je grommelai depuis quelques instants. Le vieil homme saisit l’occasion, il me demanda ; « Bonjour jeune homme… Vous avez l’air contrarié. » J’ai tenté d’éviter la question, mais l’expression de mon visage devait être par trop parlante. Le vieil homme a commandé deux Scotchs. Je ne me pensais pas en état de boire à nouveau, et pourtant, c’est ce que je fis. Grâce des moyens qui m’échappent encore à ce jour, le vieil homme réussit sans mal à apprendre de moi les raisons de mon trouble si apparent.
-Si je comprends bien, votre seul problème est un problème d’argent ? Me dit il, m’interrompant dans mon récit.
Je me sentais quelque peu insulté, voire humilié par cette déclaration, j’acceptais mal que l’on puisse à ce point simplifier et réduire, une situation qui me semblait insoluble de manière satisfaisante. Pourtant, le vieil homme a continué, et je l’ai écouté. Il semblait avoir parfaitement compris quel était mon problème, et me fit une proposition apparemment absurde, presque irréelle. Elle fut cependant miraculeuse pour moi.
-Jeune homme, j’aimerais que vous travailliez pour moi.
Excusez-moi, je ne suis pas très sûr d’avoir compris.
-Je crois que vous m’avez très bien compris. Vous avez besoin d’argent, je vous offre un travail.
-Ne vous vexez pas mais je ne veux pas de votre charité, et je suis parfaitement capable de trouver seul un emploi.
-Seulement, ce n’est pas simplement d’un emploi dont vous avez besoin. Et pour cette raison, vous ne pouvez pas accepter un emploi ordinaire.
Il avait indéniablement réussi à m’intéresser, Maximilien Huet de Francart m’expliqua donc son projet :
-Je ne suis plus très jeune, vous n’êtes pas sans le remarquer, je suis à la fin de ma vie. Je suis riche également, et grâce à ma fortune, puisque je n’ai personne à qui en faire profiter, je fais en sorte de m’adonner à une passion. Vous avez du vous apercevoir que je ne porte que des vêtements faits sur-mesures, je n’aime que les choses uniques. J’ai décidé avant de partir de vivre comme personne ne l’a fait, de voir des choses que personne n’a vues. Le travail que je vous propose résoudra vos deux problèmes, et quant à moi, il me permettra de découvrir une chose que je pense, peu de gens ont jamais vue.
-Je ne comprends toujours pas…
-Jeune homme, j’ai bien occupé les deux derniers jours, ou plutôt, vous les avez bien occupés.
-C’est à dire ?
-C’est à dire que dans les journées de Samedi, puis de Dimanche, j’ai taché de lire tout ce que vous avez publié à ce jour.
-Je vous remercie.
-Ne m’interrompez pas.
Son ton s’était fait cassant, presque violent lorsqu’il prononça ces mots, puis sa voix s’adoucit lorsqu’il poursuivit :
-A vrai dire, je n’ai pas tout aimé, mais ce dont je suis certain, c’est que vous savez écrire. Et puisque vous êtes le seul écrivain de talent que je connaisse et dont je puis m’offrir les services…
-Je ne sais pas si je dois vous remercier !
-Ne me remerciez pas. Ecoutez mon offre, et acceptez-la.
L’offre de l’ancien avocat était à la fois simple et singulière ; il voulait assister à la naissance d’un roman. C’était selon ses critères (et selon les miens également) une chose exceptionnelle, unique. Il me proposa de le rencontrer tous les jours, et d’écrire devant lui. Il avait raison, son offre me permettrait de résoudre à la fois mes deux problèmes. Elle mettait fin à mes soucis d’argent, et dans le même temps me donnait pleine latitude pour poursuivre l’écriture de mon histoire. Seulement, un point important me gênait. J’ai toujours considéré l’écriture d’un roman un peu comme un tour de magie ; je pense que les plus belles figures de style sont celles qui touchent mais dont on ne s’aperçoit pas. Il s’agit je pense d’écrire de la manière la plus belle possible sans cependant que l’histoire jamais ne s’efface au profit d’une démonstration de force de ma part. Or, dans la mesure où l’on peut assimiler un roman à un tour de magie, Maximilien Huet de Francart me proposait justement de me payer pour que je lui révèle tous mes tours, tous mes « trucs ».
Pour cette simple raison, je pensai au premier abord refuser sa proposition pourtant si tentante. La somme que le vieil homme posa sur la table en guise d’acompte eut cependant raison de mes scrupules. Pour sauver mon couple, pour sauver ma future famille, j’ai accepté de vendre mon art. A vrai dire, cette dernière affirmation me semble vraiment pompeuse… Après tout, j’avais déjà accepté de vendre mon art la première fois que j’ai été publié. Ça ne semblait pas choquant, à ce moment… Je n’avais pas de scrupules.
La proposition du vieil homme était cependant bien différente. Ce qu’il voulait acquérir cette fois, bien moins que mon texte, c’était mon processus de création, en d’autres termes non-pas le fruit de mon art mais bien son essence même.

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