Points de jonction

Points de jonction (12)

Le lendemain matin, c’est le regard embué que je me suis dirigé vers le bar pour écrire un peu. Je n’avais que très peu dormi. J’avais promis toutes sortes de choses à Sophie, tout d’abord de trouver un travail stable ? (Ce qui entre toutes semblait la promesse la plus facile à tenir) J’avais également promis que jamais je ne souffrirais de ne plus écrire du moment que je serais avec elle et notre enfant. Dans les cas qui me semblent désespérés, je fais souvent des promesses idiotes…
Je me suis installé à ma place habituelle et cette fois j’ai pris soin de commander à Serge un café double. J’ai allumé mon ordinateur, mais les phrases sonnaient lourdement, les mots se refusaient à moi. La vérité, c’est que bien sûr, je n’étais plus à l’écriture de l’histoire de Nicolas, j’étais à la mienne. Incapable d’écrire de manière satisfaisante la page suivante de ma propre histoire, je me trouvais dans une quasi impasse quant à l’écriture de celle du petit garçon.
Maximilien Huet de Francart est arrivé environ une heure après moi. Il portait un costume gris cette fois, et un large feutre qui lui tombait sur les yeux. Il tenait à la main une canne dont l’unique fonction semblait être l’esthétique. C’était un objet noir surmonté d’un pommeau en or en forme de tête de lion. Ce pommeau était très finement sculpté, les circonvolutions innombrables qui formaient la crinière donnaient une impression saisissante de mouvement. Lorsque l’homme s’approcha, je pus même remarquer que les yeux de l’animal étaient deux rubis d’une taille peu commune.
Il s’assit à la même table que la fois précédente, c’est à dire celle qui était voisine de la mienne, sur la banquette ; ce qui le positionnait à peu près face à moi.
J’ai pris un second café, je l’ai salué, mais d’un ton qui se voulait particulièrement froid. Je n’étais pas d’humeur à être particulièrement courtois ou amical. J’étais encore moins désireux d’engager une conversation du type de celle que nous avions eu lors de notre première rencontre.
Mon café est arrivé, je l’ai bu presque d’un trait, j’ai ensuite laissé mon regard traîner dans le vague. Une cliente s’est retournée. A son expression, j’ai réalisé que je grommelai depuis quelques instants. Le vieil homme saisit l’occasion, il me demanda ; « Bonjour jeune homme… Vous avez l’air contrarié. » J’ai tenté d’éviter la question, mais l’expression de mon visage devait être par trop parlante. Le vieil homme a commandé deux Scotchs. Je ne me pensais pas en état de boire à nouveau, et pourtant, c’est ce que je fis. Grâce des moyens qui m’échappent encore à ce jour, le vieil homme réussit sans mal à apprendre de moi les raisons de mon trouble si apparent.
-Si je comprends bien, votre seul problème est un problème d’argent ? Me dit il, m’interrompant dans mon récit.
Je me sentais quelque peu insulté, voire humilié par cette déclaration, j’acceptais mal que l’on puisse à ce point simplifier et réduire, une situation qui me semblait insoluble de manière satisfaisante. Pourtant, le vieil homme a continué, et je l’ai écouté. Il semblait avoir parfaitement compris quel était mon problème, et me fit une proposition apparemment absurde, presque irréelle. Elle fut cependant miraculeuse pour moi.
-Jeune homme, j’aimerais que vous travailliez pour moi.
Excusez-moi, je ne suis pas très sûr d’avoir compris.
-Je crois que vous m’avez très bien compris. Vous avez besoin d’argent, je vous offre un travail.
-Ne vous vexez pas mais je ne veux pas de votre charité, et je suis parfaitement capable de trouver seul un emploi.
-Seulement, ce n’est pas simplement d’un emploi dont vous avez besoin. Et pour cette raison, vous ne pouvez pas accepter un emploi ordinaire.
Il avait indéniablement réussi à m’intéresser, Maximilien Huet de Francart m’expliqua donc son projet :
-Je ne suis plus très jeune, vous n’êtes pas sans le remarquer, je suis à la fin de ma vie. Je suis riche également, et grâce à ma fortune, puisque je n’ai personne à qui en faire profiter, je fais en sorte de m’adonner à une passion. Vous avez du vous apercevoir que je ne porte que des vêtements faits sur-mesures, je n’aime que les choses uniques. J’ai décidé avant de partir de vivre comme personne ne l’a fait, de voir des choses que personne n’a vues. Le travail que je vous propose résoudra vos deux problèmes, et quant à moi, il me permettra de découvrir une chose que je pense, peu de gens ont jamais vue.
-Je ne comprends toujours pas…
-Jeune homme, j’ai bien occupé les deux derniers jours, ou plutôt, vous les avez bien occupés.
-C’est à dire ?
-C’est à dire que dans les journées de Samedi, puis de Dimanche, j’ai taché de lire tout ce que vous avez publié à ce jour.
-Je vous remercie.
-Ne m’interrompez pas.
Son ton s’était fait cassant, presque violent lorsqu’il prononça ces mots, puis sa voix s’adoucit lorsqu’il poursuivit :
-A vrai dire, je n’ai pas tout aimé, mais ce dont je suis certain, c’est que vous savez écrire. Et puisque vous êtes le seul écrivain de talent que je connaisse et dont je puis m’offrir les services…
-Je ne sais pas si je dois vous remercier !
-Ne me remerciez pas. Ecoutez mon offre, et acceptez-la.
L’offre de l’ancien avocat était à la fois simple et singulière ; il voulait assister à la naissance d’un roman. C’était selon ses critères (et selon les miens également) une chose exceptionnelle, unique. Il me proposa de le rencontrer tous les jours, et d’écrire devant lui. Il avait raison, son offre me permettrait de résoudre à la fois mes deux problèmes. Elle mettait fin à mes soucis d’argent, et dans le même temps me donnait pleine latitude pour poursuivre l’écriture de mon histoire. Seulement, un point important me gênait. J’ai toujours considéré l’écriture d’un roman un peu comme un tour de magie ; je pense que les plus belles figures de style sont celles qui touchent mais dont on ne s’aperçoit pas. Il s’agit je pense d’écrire de la manière la plus belle possible sans cependant que l’histoire jamais ne s’efface au profit d’une démonstration de force de ma part. Or, dans la mesure où l’on peut assimiler un roman à un tour de magie, Maximilien Huet de Francart me proposait justement de me payer pour que je lui révèle tous mes tours, tous mes « trucs ».
Pour cette simple raison, je pensai au premier abord refuser sa proposition pourtant si tentante. La somme que le vieil homme posa sur la table en guise d’acompte eut cependant raison de mes scrupules. Pour sauver mon couple, pour sauver ma future famille, j’ai accepté de vendre mon art. A vrai dire, cette dernière affirmation me semble vraiment pompeuse… Après tout, j’avais déjà accepté de vendre mon art la première fois que j’ai été publié. Ça ne semblait pas choquant, à ce moment… Je n’avais pas de scrupules.
La proposition du vieil homme était cependant bien différente. Ce qu’il voulait acquérir cette fois, bien moins que mon texte, c’était mon processus de création, en d’autres termes non-pas le fruit de mon art mais bien son essence même.

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