Je conserve de cette période des impressions mêlées. Mon mensonge initial m’obligeait à inventer chaque soir le récit de ma journée. Sophie s’enthousiasmait pour chacune des choses sur lesquelles elle était amenée à passer du temps au cours de son travail. Elle m’en faisait des récits enflammés qui me laissaient chaque fois un peu plus plein d’admiration à son égard. J’étais grisé par le sentiment que j’éprouvais de vivre avec une femme brillante. Ses succès m’incitaient à continuer, à ne jamais m’arrêter à mes échecs.
Compte tenu de ma promesse de m’épanouir dans mon travail, Sophie n’aurait pas accepté que je ne lui fasse pas chaque soir un récit enflammé voire lyrique des plaidoiries que j’étais supposé avoir écrit au cours de la journée. Je m’en voulais bien sûr de lui mentir, mais les affaires à chaque fois plus belles et plus complexes que j’inventais, (cette gradation, principalement due au fait que je m’habituais progressivement à l’exercice était également sensée illustrer la confiance à chaque fois plus importante de mon patron envers moi au fur et à mesure que mes exploits se succédaient.) suscitaient chez elle des réactions qui généraient chez moi les effets d’une drogue. A chaque nouveau récit, au fur et à mesure que les destins tragiques tout d’abord, puis miraculeusement changés de mes « clients » se succédaient, je voyais briller un peu plus l’œil aimé de ma femme. Ce regard, je le connaissait bien avant, c’était celui dont elle me gratifiait à la sortie de chacun de mes livres. Cependant, mes plaidoiries imaginaires me permettaient de le faire naître tous les soirs. Par lâcheté, par peur de lui avouer la vérité tout d’abord, et pour ne plus me priver de cette lueur dans son regard ensuite, je poursuivis mes mensonges jour après jour. La vérité, c’est que j’avais réellement besoin de me sentir admiré par elle autant que je l’admirais.
Je savais pourtant que le temps rendrait progressivement la vérité de plus en plus difficile à avouer. Cependant, l’éventualité de me priver de son admiration, pire ; l’idée de la décevoir me remplissaient d’un effroi véritable.
J’inventai donc successivement l’histoire de ce père aimant et généreux, privé de tout contact avec ses deux petites filles et dont la détresse légitime avait su trouver par le biais de mes mots un écho favorable auprès d’un juge à la réputation sinistre. Ou celle de ce cambrioleur charmant dont les rapines, perpétrées chez les plus riches et les plus célèbres (qui pour la plupart avaient refusé de porter plainte par peur du scandale et du ridicule) avaient permis de loger une mère invalide et un frère gravement handicapé (j’inventai même pour l’occasion le syndrome d’Eupar-Colin !) ainsi que de financer les études (de droit évidemment…) d’une sœur aussi belle que réservée. La plus belle de toutes était certainement celle de l’homme qui avait détourné plusieurs millions sur divers comptes bancaires de cigarettiers pour le reverser sur ceux de familles de victimes de cancers et autres maladies. L’emphase et l’accumulation de détails dont je dotais mes récits leur conféraient une force suffisamment romanesque suffisamment extraordinaire pour être crédibles.
Sophie éprouvait une véritable passion pour les récits de hors-la-loi au grand cœur. Pour cette raison, je lui créais toutes sortes d’histoires à l’exacte mesure de ses attentes. Dans la mesure du crédible, plus que du possible, la plupart de mes histoires se finissaient bien. La première raison à cela était que Sophie n’aimait guère les histoires qui finissent mal. La seconde raison, que bien sûr je ne perdais jamais de vue, c’est que finalement ce devait toujours être moi le héros véritable de l’histoire, le recours ultime et néanmoins salvateur.
Mes journées n’étaient cependant pas inactives. Les rendez vous quotidiens avec Maximilien Huet de Francart m’obligeaient à travailler à des horaires à la fois réguliers et soutenus. L’histoire de Nicolas avançait donc d’autant. Cependant, la sensation de travailler « sur commande » produisait en moi l’impression permanente d’écrire en dessous de mes objectifs et de mes possibilités. Artiste, je me sentais noble. Salarié, je me faisais l’impression d’une sorte de traître.
Malgré mes gènes, je me tins cependant aux engagements que j’avais pris, et l’écriture de mon roman put suivre son cours de la manière dont je l’avais imaginée dès le début.
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