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Points de jonction (20)

Dès le lendemain, sous les yeux de mon spectateur-employeur, j’ai tâché de relater le jour de la justice renaissante. Ce fut le dernier jour que je passai réellement sur l’histoire de Nicolas.

Les sept condamnés traversèrent un long couloir sombre, qui les mena de la tour jusqu’à l’une de ses entrées située à une extrémité de la place des Pastels. Nicolas fut horrifié de voir ce qu’elle était devenue. Maintenant que les marchands s’étaient retirés, la place était méconnaissable. L’enfant s’était attendu à la retrouver vide à cette heure matinale. Il fut tout d’abord ébloui par la vive lumière du soleil naissant. Enfermés dams leur cachot, les prisonniers avaient vécu dans la pénombre depuis leur jugement. La douleur de l’éblouissement s’estompa peu à peu. Elle fut progressivement remplacée par la vision de traînées rouges qui s’étendaient à perte de vue d’un but à l’autre de la place. De longues tentures avaient été disposées. Elles couvraient tant les murs que le sol de la place des pastels. En dépit de l’heure, une foule nombreuse s’était rassemblée. L’enfant comprit avec horreur que tous étaient venus pour célébrer le jour de la justice renaissante.

Les habitants d’utopia avaient revêtu des costumes aux tons sombres dont certains se distinguaient par l’ajout de dorures aux formes travaillées. Certains portaient des flambeaux, d’autres tenaient des armes à la main. Tous semblaient joyeux. Le jour de la justice renaissante s’apparentait à une fête foraine macabre dont les prisonniers seraient l’attraction principale. Nicolas fut stupéfait de constater la présence d’enfants en nombre important. Aucun d’entre eux ne semblait aucunement effrayé par la scène. Au contraire, leurs sourires avides et cruels trahissaient sans peine la joie qu’ils se faisaient de ce jour.

Chliié, Nolwa et leur patron avançaient en silence, la tête courbée vers le sol. Nicolas frissonna en pensant qu’eux aussi avaient du se trouver maintes fois sur cette place, au sein de cette foule. Il se promit que s’ils arrivaient à s’enfuir, il ne leur poserait jamais de question à ce sujet. Il aurait détesté savoir que l’une des deux jolies employées ou le jovial patron du Pilon Doré avaient tenu un rôle au cours de l’une de ces cérémonies barbares.

Yolas quant à lui marchait d’un pas assuré, la tête droite. Toute trace des remords qui l’avaient tant affecté au cours de sa détention avait maintenant disparu. Il se voulait un digne représentant de la fière espèce des Dracos.

Parmi les gardes qui les escortaient, l’enfant reconnut celui qui lui avait parlé le jour de leur arrestation. Il attira les compagnons à sa hauteur et leur souffla ;

-La foule va se jeter sur vous dès votre sortie. Si vous voulez avoir une chance, laissez sortir les deux étrangers avant vous.

-Vous voulez qu’on les laisse se faire massacrer à notre place ? C’est dégueulasse !

Yolas le coupa dans sa colère.

-Laisse petit chef, il a raison. Si nous voulons nous en sortir, il va falloir mettre en place une stratégie.

Une fois de plus rassuré par la voix du Draco, Nicolas obéit et écouta.

-Tu vois les plantes qu’ils ont disposé sur le chemin de ronde petit chef ? Ce sont des Kakasis. Elles projètent un venin foudroyant sur tout ce qui passe à leur hauteur. Ils les ont placées là afin de m’empêcher de m’envoler par dessus les remparts. Il va donc nous falloir trouver un autre moyen de nous échapper.

-De toutes façons, tu ne peux pas porter tout le monde sur ton dos.

-Tu as raison, mais ça, ce n’est pas un problème. Nous allons nous diviser en deux groupes. Je te prendrais sur mon dos, ainsi que Chliié.

-Hors de question qu’on abandonne Kardoum et Nolwa !

-Ne t’inquiète pas pour eux, ils savent très bien se défendre.

Nicolas frissonna à l’idée de la douce Nolwa jetée en pâture à la foule. Il l’imaginait mal train de se battre, encore moins face à ces fous impatients à l’idée de les massacrer. Cependant, depuis son arrivée, son séjour à Utopia n’avait été qu’une suite de surprise et d’étonnements. Pour cette raison, il choisit de s’en remettre à l’avis de Yolas et de lui faire confiance quant à l’organisation de leur fuite.

-Kardoum, mon vieil ami, connais–tu un moyen de sortir discrètement de la ville ?

-Tu me connais, j’ai une solution, je dispose justement d’un passage sous mon auberge. Il me permet à l’occasion de faire rentrer discrètement quelques alcools savoureux…

-Un problème de réglé ! Je propose donc qu’on se sépare en deux groupes, puis qu’on se retrouve à l’auberge dès que possible.

-Il y reste cependant une sérieuse difficulté, tout le monde sait qui je suis. Si je m’enfuis, il sera facile de deviner où me trouver.

-Je sais, cependant nous n’avons pas le choix. Il est risqué, mais ce plan est notre seule chance de nous enfuir.

Le plan fut ainsi arrêté.

Les deux étrangers s’élancèrent aussitôt que la grille se leva. Leur course fut stoppée net quelque dizaines de mètre plus loin. Ils furent presque immédiatement jetés à terre par une forêt de poings et de lames dressés à leur encontre. Leur défense fut brève mais vaillante. Déjà les coups lacéraient tant leur vêtements que leur corps. Nicolas se couvrit les yeux un instant. Un bruit de craquement sourd se fit entendre, puis la foule se mit à hurler, la tête du premier étranger n’était plus qu’une masse sanguinolente et écrasée. Son compagnon se jeta à terre en implorant la pitié de ses agresseurs. Pour toute réponse, un cri s’éleva de la foule, et tous ceux qui pouvaient se jetèrent sur lui pour chacun tenter de lui porter un coup.

C’est le moment que choisit Yolas pour faire signe à ses amis. Dans un même geste, Nicolas et Chliié se jetèrent sur son dos. Aussitôt, le Draco s’élança par dessus la foule de toute sa vitesse. Les projectiles fusaient, frôlaient les compagnons, mais la vitesse de Yolas était trop grande pour leur laisser une simple chance de les atteindre. Les gardes disposés sur le chemin de ronde, manœuvraient les Kakaris afin de trouver un angle de tir, mais le Draco déjouait toutes leur tentatives. Yolas prenait en effet grand soin de voler le plus bas et le plus près possible de la foule. Ainsi, il rendait bien trop risqué tout tir dans sa direction. Le Draco s’élançait à travers les rues d’Utopia, il tournait à chaque nouvel embranchement et prenait un plaisir visible à semer la panique et la confusion parmi les poursuivants. A cette allure, les bâtiments se fondaient en de longues traînées, Nicolas se sentait le passager d’une attraction à grande vitesse. Il avait le plus grand mal à comprendre le déroulement des opérations et s’en remettait strictement à la science du vol de son ami. Accroché à la fourrure du Draco, la chaleur de la belle Chliié agrippée à lui l’aidait à se rassurer. Soudain, l’ombre puis la forme d’un second Draco apparut au détour d’une rue. Yolas sortit ses griffes et lui porta un coup formidable, sitôt arrivé à sa hauteur. Le second Draco sembla lui même surpris par la rapidité et la violence de l’attaque de Yolas. Il s’écrasa dans un bruit de verre brisé contre une fenêtre, puis la vitesse du vol de Yolas le fit disparaître.

Conformément aux indications de Yolas, Kardoum et Nolwa s’en sortaient effectivement très bien. Contrairement au petit Garçon, le Draco connaissait en effet les pouvoirs dont sont dotés tant les Kkobbels que les Assyrys. Tous deux se dressèrent face à la foule et attendirent l’assaut. Celui-ci ne se fit pas attendre. Dans un hurlement, les assaillant se portèrent à la hauteur des condamnés. Nolwa attendit jusqu’au dernier moment puis étendit la main. L’espace d’un instant, l’air entre les deux compagnons et la foule ne fut plus qu’une vibration, une vague de chaleur trouble. Les premiers assaillants furent projetés sur ceux qui les suivaient de près. La confusion fut cependant de courte durée, déjà une seconde vague vociférante approchait. L’attaque de Nolwa avait cependant atteint son but, elle avait crée une brèche par laquelle la jeune fille et son patron pouvaient espérer se glisser. Kardoum prit la main de la jeune fille, et aussitôt, tous deux disparurent aux yeux de la foule.

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En fait, j’ai fait un détour avant de rentrer. Fort de ma nouvelle fortune, je suis entré dans un magasin de vêtements dont la vitrine m’a arrêté. Plus que la vitrine, c’est une petite robe en soie noire qui m’a arrêté. Quelques minutes plus tard, je repartais avec cet objet qui semblait littéralement dessiné pour ma femme.

Sophie est rentrée vers dix huit heures, c’est à dire plus tôt qu’à l’habitude. Elle était aussi surprise que ravie lorsque je lui ai remis son cadeau. Je lui ai alors proposé de l’emmener au restaurant. Elle a timidement accepté. J’ai rapidement compris, la raison de ce manque d’enthousiasme. Après une très mauvaise journée, Sophie avait tout d’abord prévu de se reposer ce soir, tout simplement. Elle avait cependant accepté ma proposition, comme un moyen de me faire plaisir et de se détendre à la fois.

De mon coté, j’étais encore secoué par la conversation que j’avais eu au cours de l’après midi avec Maximilien Huet de Francart.J’étais partagé entre un sentiment de rejet, devant le mépris qui émanait de ses propos et la rationalité imparable de sa position. J’avais envie d’en faire part à Sophie, cependant, une fois encore, je me retins de le faire. Une part irrationnelle de moi-même était intimement convaincue que si je faisais part d’un détail réel des mes journées en compagnie de mon employeur, une intuition presque magique naitrait en elle, et ferait immédiatement connaître l’entière vérité à Sophie.

Ce soir là, mon mensonge paya. En effet, il laissa une occasion et du temps à Sophie pour me faire le récit des évènements de sa journée. J’écoutais longuement le récit des reproches et des réclamations de son patron, la liste de ses efforts oubliés par sa direction. J’ai taché autant que possible de ne pas l’interrompre, de l’écouter plus que de la conseiller. Je crois qu’à ce moment, c’est précisément ce dont elle avait besoin.

Elle me remit ensuite un rapport qu’elle était sensée rendre la semaine suivante. Sophie me demande régulièrement d’affiner la rédaction d’un certains nombre de documents destinés à son travail. Je le fais toujours avec un plaisir certain. En ces occasions, je me sens durant quelques instants pleinement investi de ses responsabilités. J’ai donc taché de peaufiner et de ciseler la rédaction et ça et là quelques aspects du plan de son travail. Elle enLa coupe de la robe que je venais de lui offrir et qu’elle avait décidé de porter au cours de notre sortie avait achevé de lui attacher ma plus parfaite attention tout au long du repas. A peine arrivé à la maison, j’ai fait en sorte de lui prouver que j’étais capable de maintenir cette attention même après lui avoir retirée. Comme je l’avais espéré, Sophie mit ce soir là tout en œuvre pour me déconcentrer.

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Le jugement avait été si rapide qu’aucun des compagnons n’avait eu réellement le temps de réaliser ce qui venait de se passer. Nicolas avait cru entendre prononcer l’expression « jour de la justice renaissante », mais n’avait pas bien saisi quel pouvait en être le sens.

Les gardes les avaient ensuite ramenés à leur cellule. Dès lors les trois habitants d’Utopia s’étaient jetés à terre sans un mot, comme sous le coup d’une douleur invincible. Saisi de fureur, Yolas frappait sans relâche contre les grilles et les murs comme pour tenter de les briser. En dépit de la violence de ses assauts, la résistance des parois de la cellule -solidement conçues pour retenir les plus fortes des créatures- restait invincible.

Quelques minutes passèrent puis Nicolas se risqua à demander.

-Je ne suis pas sûr d’avoir compris… Qu’est-ce qui va nous arriver ?

Alors, Kardoum se remit sur ses jambes, doucement, et lui expliqua. Il lui expliqua tout, car tout devait être expliqué. Seul un habitant d’Utopia, seul une personne qui connaissait réellement l’histoire et les mœurs de cette ville pouvait pleinement réaliser la portée de ce qui venait de leur arriver. Nicolas apprit ainsi que plusieurs centaines de cyclis plus tôt, le grand père du grand père du grand père du Krontir actuel (ou quelque chose qui devait plus ou moins ressembler à ça ; Nicolas n’était pas très sur d’avoir bien suivi.) avait décidé de fonder une ville idéale, dans laquelle les méfaits et les violences du monde ne pourraient avoir cours. Ce grand monarque fut à la fois le fondateur d’Utopia et le premier à gouverner la cité. Malheureusement, le premier Krontir dut rapidement se rendre compte de la difficulté de son projet. Il avait invité tous les gens qui en avaient manifesté le désir à devenir les premiers colons. Nombre d’habitants de la grande forêt avaient manifesté un vif enthousiasme et s’étaient donc rendus sur les lieux où la ville devait être édifiée. Des conflits avaient alors éclaté. Ceux qui étaient arrivés les premiers avaient jeté leur dévolu sur les plus belles parcelles et comptaient dès lors les accaparer. Des vols se produisaient la nuit, dès bagarres éclataient souvent pour des raisons futiles. Le krontir n’eut d’autre choix que d’y mettre bon ordre. Il engagea des soldats et menaça toute personne qui causerait de nouveaux troubles d’une exclusion définitive de la cité. En dépit des menaces du Krontir, de nouveaux incidents eurent lieu. Le monarque dut se rendre à l’évidence, le mal se trouvait chez tous les êtres pensants. Certains arrivaient certes à le contrôler, mais tôt ou tard, il risquait de faire à nouveau surface. Dans un premier temps, le krontir fut prit d’un intense désespoir, son rêve d’une cité au sein de laquelle chacun pourrait vivre heureux et en paix semblait irrémédiablement compromis. Pourtant, le krontir était si attaché à son rêve que même devant l’impossibilité, apparente de mener son projet à terme, il ne renonça pas. Le monarque mit donc au point un système afin de tenter, sinon de détruire le mal, au moins d’en limiter les effets, et pourquoi pas de retourner ses effets à l’avantage de sa cité ? C’est ainsi que le Krontir instaura le jour de la justice renaissante. Chaque année, durant une journée, il organiserait l’exercice des pulsions violentes de ses sujets. L’idée était simple, toute personne qui dans l’enceinte de la ville serait prise en train de commettre un méfait quelconque serait punie à l’occasion du jour du renouveau de la justice. En ce jour, tous les habitants se verraient conférer le droit d’administrer les pires sanctions à celui qui leur serait ainsi livré. D’une manière systématique, le jour s’achevait par la mort du condamné. La sanction était certes terrible, mais elle avait le double avantage d’inspirer une crainte véritable à tous ceux qui pourraient être tentés de commettre un méfait, et d’offrir un bouc émissaire aux vertus cathartiques certaines à l’ensemble de la population. Le jour de la renaissance de la justice était célébré depuis des siècles, et selon les habitants d’Utopia, la paix de la ville valait bien un jour de barbarie.

L’enfant eut un mouvement de recul, il resta un instant figé, puis trouva la force de dire ;

-Alors c’est ça ? Ce gros plein de graisse veut nous livrer la foule pour qu’on nous tue ? Et c’est sensé être quand l e jour de la justice machin ?

Kardoum baissa les yeux tristement, et répondit :

-La date change tous les ans, suivants les occasions. Cette année, le Krontir a décidé qu’elle aurait lieu demain, ils n’ont pas très envie de nous garder en cellule…