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Points de jonction (26)

Giacomo était un homme dont la méfiance était aussi célèbre qu’éternelle. Sa vie entière, il garda chacun de ses collaborateurs sous une surveillance étroite. La tentation de récupérer une part de la fortune qu’il s’était peu à peu constitué était grande, mais il semble que tous ceux qui ont à un moment donné tenté de s’attaquer à GIacomo Sarpetti, ou pire ceux qui se sont risqués à le trahir, ont fini leur vie ruinés, ou en prison ; parfois même les deux…

Maximilien Huet de Francart ne lui connaissait aucun ami véritable, seulement des collaborateurs et des employés. Giacomo semblait s’être sa vie durant imposé comme règle de limiter au maximum toutes formes d’attaches. Pascaline seule réussit à briser cette règle. Cette simple indication suffit je pense à vous décrire combien cette femme pouvait être exceptionnelle. L’ancien avocat m’a fait d’elle une description sublime. Je regrette vivement de ne pas être capable de vous la restituer fidèlement. Je sais cependant que celle qui n’avait pourtant que vingt huit ans lorsqu’elle devint Mme Sarpetti était d’une beauté et d’une assurance peu communes. Ma mémoire et les mots de Maximilien Huet de Francart me font défaut. C’est donc au regard d’une Photographie que j’ai pu me procurer que je vais essayer de vous la décrire.

Pascaline avait les traits d’une enfant et le regard d’une femme. Deux grands yeux sombres aux reflets brillants, cernés de longs cheveux noirs. La courbe de ses jambes était véritablement hypnotique. Elle semble, en dépit de l’ancienneté du cliché capter à elle seule la lumière toute entière. Je vous avoue m’être moi-même surpris de l’impact qu’a pu avoir sur moi cette beauté passée, et je comprends sans peine qu’elle ait pu susciter une telle passion de la part de Giacomo.

Ils se sont mariés environ huit mois après leur rencontre, que je n’ai pu situer en dépit de mes efforts. Maximilien Huet de rancart s’est quant à lui bien gardé de m’en faire le récit. La cérémonie fut discrète, elle eut lieu au printemps 1968. Leur bonheur semble avoir été total, une de ces passions que seuls semblent pouvoir connaître deux êtres aussi exceptionnels.

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Giacomo poursuivit son activité de détrousseur jusqu’à l’age de quinze ans. Arrivé à cet age, son physique ressemblait désormais parfaitement à celui d’un jeune homme d’un vingtaine d’année. A cette époque, Giacomo était très lié avec un jeune garçon qui s’appelait René, mais dont je n’ai jamais pu apprendre le nom. René devait avoir deux ou trois ans de plus que Giacomo, et travaillait comme mécanicien dans un garage. C’est lui qui apprit la mécanique à son ami. Giacomo ne voulait bien sûr pas devenir mécanicien. Les conseils de René lui apprirent tous les moyens pour ouvrir, puis faire démarrer une voiture. C’était un moyen de se faire plus d’argent plus rapidement, un moyen que Giacomo n’avait pu utiliser jusqu’alors tant son apparence juvénile risquait d’attirer l’attention.

Les voitures de l’époque ne disposaient pas des mécanismes sophistiqués que ne suffisent toujours pas à empêcher les voleurs d’agir. C’est vous dire que la tache était aisée. Le talent de Giacomo, celui qui le fit entre tous se faire estimer, c’était le doigté avec lequel il opérait. Ce dernier terme n’est pas exagéré, tant le jeune homme faisait en sorte de causer un minimum de dégâts aux véhicules qu’il « libérait » de leurs propriétaires. Son talent permettait à Giacomo de revendre les voitures sans difficultés, et à un prix relativement élevé. L’employeur du jeune René semble avoir été le principal client de Giacomo. Il connaissait l’origine des véhicules mais ne semble pas avoir éprouvé de problème de conscience particulier.

Sa réussite, et la sécurité de sa mère semblent avoir été de véritables obsessions pour Giacomo. Cette tendance n’a cessé de s’accentuer, mais c’est avec le décès de M. Sallinger que cette tendance a pu donner toute sa mesure. A ce moment, Giacomo avait à peine vingt ans, je n’ai je pense nul besoin de vous décrire combien le vieil homme avait été pour lui un second père, et à quel point sa tristesse fut grande. Le départ de M.Sallinger semble cependant lui avoir permit de s’affranchir un peu plus, je crois fermement que ce décès marque véritablement la mort de l’enfant Giacomo, et la naissance de l’homme Sarpetti.

Le jour des obsèques, le jeune homme portait un costume Italien noir, acheté pour l’occasion, et qui ne fut que le premier d’une longue série. Il fit recouvrir la tombe de fleurs, et nombre de gens durent se demander qui pouvait être riche au point de dépenser autant pour ce vieil homme sans famille. Giacomo n’était pas riche… pas au sens vrai du terme du moins. Mais ses revenus lui avaient cependant permit d’acquérir une maison au nom de sa mère, ainsi qu’un petit appartement dans lequel il recevait ses conquêtes. Vous devez vous en douter, elles étaient nombreuses. Cet homme au regard fier et noir semble d’ailleurs avoir exercé une véritable attraction sur tous ceux qui l’ont approché, et ceci tout au long de sa vie.

C’est à partir de ce moment que les évènements semblent s’être précipités dans la vie de Giacomo Sarpetti, ou plus précisément, c’est à partir de ce moment que sa vie semble avoir atteint le rythme qui lui convenait véritablement. De simple voleur de voiture, c’est tout naturellement que Giacomo semble avoir eu envie d’ouvrir son propre Garage. Ce fut tout d’abord un seul garage ( de véhicules d’occasion, naturellement) puis un second, (de véhicules neufs et à l’origine certaine cette fois) puis enfin un troisième, spécialisé dans les voitures de grands luxe. Giacomo tenait absolument à afficher une progression visible dans chacun de ses gestes. Il fut ensuite patron de restaurant, puis d’une boite de nuit, puis enfin se retrouva simultanément à la tête de divers établissements ; mais dans la mesure du possible, il ne vendit jamais une seule de ses sociétés.

les éléments assemblés qui formaient ce que l’on pouvait appeler son empire sans craindre d’exagérer étaient un amalgame étrange d’acquisitions honnêtes et de marchés douteux. Giacomo tachait de conserver un certain équilibre entre ces différents éléments, mais par dessus tout, il semblait se ficher éperdument de toutes les règles qu’il ne s’était pas lui même imposées.

Selon Maximilien Huet de Francart ; Giacomo Sarpetti devait avoir près de quarante ans lorsqu’il vint le voir pour la première fois. Il s’agissait d’une affaire de supposée fraude fiscale à laquelle, je vous l’avoue, je n’ai pas compris grand chose. L’administration fiscale semblait particulièrement intéressée par la rapidité avec laquelle Giacomo Sarpetti avait accumulé une véritable fortune. Elle lui reprochait différents montages par lesquels il arrivait à réduire au minimum la masse d’impôts susceptibles de tomber sous la coupe de l’état. Maximilien Huet de Francart m’a affirmé avoir remporté cette affaire avec brio. Il a tenté de m’expliquer par quel moyen, mais les détails me sont d’une totale obscurité. A peine ai-je retenu qu’il existe une différence entre des sociétés, dites opaques et d’autres transparentes, mais j’aurais beaucoup de difficulté à vous expliquer exactement de quoi il retourne, et en quoi cette notion a pu aider l’avocat et son client à se sortir de ce mauvais pas.

C’est quelques mois plus tard que Giacomo rencontra finalement celle qui fit basculer sa vie une deuxième fois.


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Giacomo Sarpetti est né à la fin des années 1920, (je sais aujourd’hui que la date exacte est le 23 avril 1927) à Paris dans le neuvième arrondissement d’un père Italien et d’une mère bretonne. Son père est décédé dans un accident de voiture alors qu’il n’avait que onze ans. Ce décès a eu un impact considérable à le fois sur l’enfance, mais également sur la vie entière du petit garçon. Plus encore peut-être que la perte d’un père, les événements qui ont directement suivi semblent avoir affecté le caractère du petit Giacomo au point de devenir l’une des pièces maîtresses de la construction de sa personnalité. Madame Marcelle Sarpetti était semble t’il une femme extrêmement fière. La perte de son époux la jetait elle et son fils dans des difficultés financières énormes mais jamais elle n’aurait accepté de demander de l’aide à qui que ce soit.

Je sais… à l’instant, cette histoire semble tristement classique, c’est en tout cas ce que j’ai pensé tout d’abord. Mais la suite est autrement plus captivante.

Le petit Giacomo, malgré son jeune age, avait rapidement pris conscience de la situation terrible dans laquelle lui et sa mère se trouvaient. L’argent manqua tout d‘abord pour le loyer, ce qui jeta la pauvre madame Sarpetti dans une angoisse permanente que lui et son fils se retrouvent jetés à la rue. Les repas commencèrent ensuite à se restreindre. Au début, seules les assiettes de Marcelle Sarpetti semblèrent atteintes par ce rationnement forcé, puis ce fut e tour de celles du petit garçon. Giacomo avait été élevé dans l’idée couramment répandue que c’est à l’homme que revient le rôle de chef de famille. Il se sentait donc investi de ce titre nouveau, mais aussi des nombreuses responsabilités qui y étaient attachées.

Le petit garçon décida donc de trouver un travail après l’école. Sa mère lui répondit que c’était une douce illusion, jamais personne ne voudrait engager un petit garçon. Ses recherches durèrent un peu moins d’une semaine. Au terme de ce laps de temps d’une brièveté incroyable, un vieux libraire, nommé M. Sallinger accepta de le prendre à l’essai.

M. Sallinger était âgé de près de quatre vingt ans, et son dos ne lassait pas de le faire souffrir. Son travail ne lui laissait cependant que peu de répit, et il était en permanence obligé de se courber, ou de porter de lourdes caisses de livres. Il fut donc convenu qu’il reviendrait au jeune Giacomo la charge primordiale de réapprovisionner et de maintenir l’ordre impeccable des rayonnages du magasin. Le travail à la librairie plaisait beaucoup à l’enfant, et lui laissait surtout le temps et l’occasion de se plonger dans les nombreux romans qui emplissaient les rayonnages de la librairie. C’est de cette manière que Giacomo Sarpetti découvrit la littérature classique. Bientôt, Hugo Racine mais également Baudelaire ou Cervantès emplirent ses soirées. Le vieux libraire eut quant à lui à subir les critiques et les quolibets de nombre de ses clients. Il est vrai qu’à ce moment, embaucher un fils d’immigré Italien était plus que mal vu. Le brave monsieur Sallinger s’en moquait parfaitement. La compagnie du petit garçon lui procurait une joie intense et le tirait de l’ennui que la solitude et les années avaient fini par insuffler en lui.

Rapidement cependant, l’argent que l’enfant gagnait à la boutique se révéla insuffisant pour subvenir aux besoins de Nicolas et sa maman. Les réclamations du propriétaire de leur appartement se fondirent en menaces. Les différentes factures s’accumulaient et les privations devinrent de plus en plus nombreuses et de plus en plus difficiles à supporter. L’impuissance réduisait le petit Giacomo à un état de colère et de frustration permanente. C’est au cours de cette période que l’événement qui selon moi a déterminé toute la construction de Giacomo Sarpetti est arrivé…

Il devait être un peu plus de vingt et une heure lorsque Giacomo rentra ce soir là. C’était plus ou moins l’heure à laquelle il rentrait tous les soirs après son travail à la librairie. La première chose qu’il remarqua lorsqu’il arriva à la hauteur de chez lui, c’était le rai de ténèbres qui affleurait par la porte entrouverte. Intrigué il entra, légèrement sur ses gardes. Les étagères avaient été renversées, la vaisselle était éparpillée en d’innombrables brisures de porcelaine, le linge avait été tiré des armoires et jeté au sol, mais Giacomo prit à peine conscience de ces détails. Marcelle Sarpetti était à genoux, dans un coin de la pièce. Elle avait la lèvre gonflée et rougie, un hématome au dessus de l’œil gauche, le haut de sa robe était déchiré et plus que tout, elle pleurait en silence. Maximilien Huet de Francart a beaucoup insisté sur ce fait lorsqu’il m’a raconté la scène.

La vision de l’horreur, vécue d’une manière aussi intime à un age aussi jeune ne pouvait que modifier le caractère du petit Giacomo.

C’est évidement ce qui s’est produit. Pour reprendre la formule employée par mon narrateur; « l’enfant avait essayé de jouer la vie dans les règles et il avait perdu, beaucoup trop et beaucoup trop tôt.»

De ce jour, Giacomo se rendit de moins en moins à l’école. Il faisait tout son possible pour que ce fait reste ignoré de sa mère. Ce ne fut bien sûr pas le cas très longtemps, et Mme Sarpetti eut beaucoup de peine lorsqu’elle le découvrit. Giacomo s’en voulait de décevoir sa mère, mais ses absences avaient un but, et ce but, il ne pouvait y renoncer. L’éducation de l’enfant ne souffrit pas de son manque de travail scolaire. M. Sallinger faisait en sorte de lui apprendre tout ce qu’il savait ; or le vieux libraire était un homme à la fois extrêmement instruit et intelligent. Ce dernier se disait volontiers fasciné par les qualités du petit garçon, et considérait sa réussite comme une chose à laquelle il se devait de contribuer.

Vous vous en doutez, l’enfant occupait ses journées à essayer de trouver de l’argent rapidement. Accomplir ce genre de projet n’est cependant pas facile… du moins avec des moyens honnêtes. L’enfant l’avait bien compris. C’est ainsi qu’à force de travail, il devint le plus habile des pickpockets. Selon les informations que j’ai pu rassembler, je crois d’ailleurs que jamais il ne se fit arrêter. Mme Sarpetti ne pouvait qu’être étonnée par ces soudaines rentrées d’argent. L’enfant lui affirma tout d’abord que M. Sallinger lui avait consenti une augmentation, mais le montant des sommes et l’irrégularité avec laquelle Giacomo entrait en leur possession rendit rapidement le mensonge intenable. L’honnête Marcelle journées, cependant, l’enfant tint bon. La force qui émanait Sarpetti voulut forcer son fils à lui confesser ce qu’il faisait de ses de son regard lorsqu’il lui dit « Nous avons besoin de cet argent, je le gagne, ne cherche pas en savoir plus.» était telle qu’elle eut raison la colère de sa mère. Io est vrai qu’en cet instant, l’enfant devait ressembler à son père de manière frappante. Peu habituée à contredire son homme, Marcelle Sarpetti, ne s’avisa plus dès cet instant de contredire celui qui faisait désormais tout pour le remplacer.