à vif, Billets

A balles réelles…

Quatre murs gris en pierre médiévale et de larges fenêtres au delà desquelles s’écoule un canal qui maintient l’allure d’une roue à aube. Elle est vraiment jolie cette salle. Au fond, il y a encore des chaises empilées, bien qu’une dizaine d’entre elles aient été disposées en demi cercle à l’autre bout.

Et sur l’une de ces dernières, tout à coté de la fenêtre du fond, j’ai le plat de la main gauche collé sur la  bouche, tandis que l’autre soutient mon coude. Je suis légèrement penché en avant, ce qui rend la position plus confortable. C’est  l’une de ces postures typiques que j’adopte lorsque j’écoute attentivement.

Par la fenêtre, le soleil réchauffe mon dos. Si je m’écoutais, j’irais chercher l’une de ces brioches attirantes que fait dorer le boulanger fantasque qui fait parler dans le quartier.

Sauf que je me suis laisser convaincre de participer à une formation qui doit m’occuper l’essentiel du week-end. Il s’agit d’apprendre à lutter contre le racisme à l’aide d’une approche non violente.

Ce n’est pas si nébuleux que l’on pourrait le supposer de prime abord.

Esquissé à gros traits, l’enjeu est d’apprendre à répondre à ce vieil oncle avec qui l’on est parfois amené à déjeuner. Celui qui, juste avant le fromage, sort une remarque blessante pour la moitié de la terre sous les apparences du bon sens élémentaire.

On a tous vécu l’un de ces repas lors desquels l’un des convives finit par quitter la pièce et claque la porte sur une remarque définitive tandis que l’un des hôtes tente de sauver ce qui reste de bonne entente autour de la table. La scène peut parfois se dérouler lors d’un apéro (l’alcool agit généralement comme un accélérant pour ce genre de comportements) ou d’une promenade en famille. Mais au fond le cadre importe peu ; la constante de ces événements c’est que chacun repart fâché et fermement arrimé à sa position initiale.

Lors du deuxième jour de la formation, un exercice a justement consisté à reproduire l’une de ces scènes.

Lucas s’est porté volontaire pour le rôle du vieil oncle.

Ça ne m’a pas trop surpris de sa part ; il est facétieux Lucas. On s’en rend compte assez vite, aussitôt dépassée son apparence timide. Il domine généralement tout le monde d’une demi tête, mais il est rassurant avec sa voix très douce et ses membres osseux.

Face à lui, c’est Alice qui s’est assise pour endosser le rôle de celle qui reçoit un discours raciste.  Elle doit avoir trente ans, et derrière son sourire on remarque assez vite une fine intelligence.

Ce qu’on ne dit jamais, c’est à quel point il peut être jouissif de débiter des horreurs. Pourtant, lorsqu’on voit le léger sourire qui se désigne au coin de la lèvre de Lucas, c’est assez évident. Au début, il n’ose pas trop. Puis il se prend au jeu et son débit s’accélère tandis que ses gestes se font plus amples. Il ne joue pas si bien, mais il s’est emparé du rôle.

Sur la chaise d’en face, Alice a croisé les bras puis opéré un mouvement de recul. Elle a collé le dos a la chaise et attend que l’orage passe.

Le contexte dans lequel se trouve Alice est sécurisant. Elle est dans un lieu connu, entourée par un auditoire bienveillant. Plus encore que tout cela, elle sait que tout est faux. Elle sait que Lucas joue le rôle d’un homme qui lui est parfaitement étranger.

Et pourtant, elle éclate en sanglots.

Quelques semaines après cette formation, je me sens tout aussi démuni face à l’agresseur de l’autre coté de la table. Mais la prochaine fois, j’essaierai au moins de ne pas envenimer les choses.

Et je repense à Alice, souvent.

Je crois que j’ai appris quelque chose d’important grâce à elle. Peu importe qu’il s’agisse ou non d’un jeu ; on parle toujours à balles réelles.

Alors bien sûr, on peu blaguer. On doit le faire. Le rire est la seule réponse que je connaisse fasse à l’horreur absurde. Mais à l’avenir, je vais essayer de me rappeler des larmes d’Alice et de garder à l’esprit que dans une blague cynique il y a toujours un peu de violence réelle.

Ça n’est pas bien grave dans un cadre consenti, ça peut l’être avec un inconnu.

Si je peux comprendre la différence entre un combat de boxe et une bagarre de rue, je dois pouvoir saisir cela.

Il parait qu’à l’assemblée nationale, ces derniers jours, on moque les femmes sur le thème “Toi, on va t’envoyer Baupin ».

Ils vous diront que c’est de l’humour bien sûr. Mais cela ne fait aucune différence. Pour celles qui le reçoivent, c’est de l’humour à balles réelles.

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