L’autre jour, le grand jeu, c’était de se moquer d’Emmanuelle Cosse à la suite de ce tweet :
Je réaffirme la volonté de mettre en place un hébergement digne pour les #migrants en situation de sans-abrisme. pic.twitter.com/chg7QlPUxw— Emmanuelle Cosse (@emmacosse) May 19, 2016
Après la publication de ce tweet, tout ce que la France compte de rigolards s’est mise à rivaliser d’imagination pour villipender le « mal parlisme » ou rire un bon coup sur le « fatiguisme », ou le « transport en communisme ».
Quelques journalistes ont bien tenté d’expliquer que le néologisme employé par Emmanuelle Cosse n’était pas un barbarisme :
« Le « sans-abrisme », tweeté par la ministre, jeudi, lors d’une visite du centre d’hébergement du lycée Jean-Quarré à Paris, est la traduction du terme anglais « homelessness ». Ce mot désigne le fait de vivre dans la rue, donc d’être une personne « sans-abri » ou « sans domicile fixe ». La formule est couramment employée en Suisse et en Belgique, ainsi qu’au sein des instances européennes. Il existe même un Observatoire européen du sans-abrisme. Le mot n’a toutefois pas encore fait son entrée dans les dictionnaires français. »
Mais le mal était fait. Emmanuelle Cosse s’est en un tweet bâti une image de technocrate qui pour les uns massacre la langue française et pour les autres pratique une novlangue hypocrite.
Parce que pour tous ces imbéciles, Emmanuelle Cosse aurait du employer le terme Sans Domicile Fixe, qui est approprié, puisque c’est celui que l’on utilise au quotidien.
Ce sont probablement les mêmes, dont le principal souci était il y a peu de « sauver » l’accent circonflexe d’un péril imaginaire.
J’ai envie de leur dire qu’ils se trompent, et qu’une langue doit être vivante plutôt que figée dans le marbre.
J’aimerais qu’on s’inspire un peu plus de cette histoire, arrivée récemment à Matteo, un écolier de primaire, scolarisé à Copparo, une commune de la province de Ferrare, dans le nord de l’Italie.
‘Tout démarre il y a trois semaines. Pendant un exercice sur les adjectifs, sa maîtresse lui demande de décrire une fleur qui a beaucoup de pétales. Le mot qui sort de sa bouche sera « Petaloso », contraction du mot « petalo » qui signifie « pétale », et du suffixe « oso », qui s’apparente au « – eux » en français. Une fleur « Petaloso » serait donc une fleur avec beaucoup de pétales.
La maîtresse est séduite par le terme et l’encourage à écrire à l’Accademia della Crusca, l’équivalent de l’Académie française pour proposer officiellement son invention. Mardi, l’Accademia della Crusca a répondu et explique également au jeune garçon que, pour entrer officiellement dans le vocabulaire, il faut que les Italiens se mettent à utiliser le mot le plus largement possible.
(…) Ni une ni deux, le président du Conseil italien, Matteo Renzi, a même félicité son homonyme de huit ans pour son invention.
Je peux me tromper, mais je pense qu’une telle aventure n’aurait pas été possible en France. L’enfant aurait vu son erreur corrigée et le cours se serait poursuivi.
Et puisque, pour citer Rabelais, « cependent que le fer est chault, il le fault batre », j’ai envie à mon tour de vous parler de sans-abrisme ne serait-ce que pour rappeler l’évolution récente des termes qui désignent ceux qui n’ont pas de logement.
Certes on retrouve le sigle SDF dans les registres de police à partir du XIX° siècle, mais il n’est alors pas encore entré dans le langage courant.
Puis au cours du vingtième siècle, on assiste à un mouvement de bascule dans les termes. Le vagabond, à ce titre visé par les actions répressives de l’état, va peu à peu prendre « la figure de l’exclu » qui est en droit d’être secouru dans le cadre des politiques publiques.
En 1988, lors des débats parlementaires préalables à l’adoption du Revenu Minimum d’Insertion, c’est le terme « sans résidence stable » qui apparaît dans la loi. Pourtant, c’est le terme de « sans domicile fixe » qui sera employé par la suite dans les discours des parlementaires. Pour la sociologue Pascale Pichon, ; « c’est donc très précisément au moment des discussions publiques instaurant le RMI que s’impose [le terme SDF] naturellement dans le sens commun».
D’ailleurs, c’est quoi un SDF ?
Selon le sociologue Julien Damon,
« l’utilisation très récente du terme SDF désigne une population hétérogène dont les contours, sans définition juridique précise, sont extrêmement variés ». Il ajoute que le vocable« sans domiciles fixes » associe les significations de sans-logis (absence de logement), de sans-abri (victime d’une catastrophe), de clochard (marginal n’appelant pas d’intervention publique), de vagabond (qui fait plutôt peur), ou encore de mendiant (qui sollicite dans l’espace public).
Je ne crois pas que les pourfendeurs du « sans-abrisme » s’intéressent le moins du monde à cette définition et à ce qu’elle révèle de la nécessité qu’il y a pour ceux qui étudient la question à inventer des termes adaptés pour décrire le réel. Et je pense qu’ils ne se sont pas posé un instant la question de l’utilité du terme employé par Emmanuelle Cosse.
Car à ma connaissance, il n’y a pas en Français de nom pour désigner le fait de ne pas avoir de domicile stable. Les termes « errance » ou « vagabondage » ne rendent pas compte de la totalité de phénomène. Selon moi, il est bien utile ce terme « sans-abrisme » lorsqu’on veut parler de cette question.
Et il faudra bien en parler.
Dans son rapport 2016, la Fondation Abbé Pierre recense 141 500 personnes sans domicile. A ce chiffre, il faut ajouter les 25.000 personnes qui vivent dans une chambre d’hôtel, les 85.000 personnes cantonnées à une habitation de fortune et les 643.000 personnes contraintes à une hébergement chez des tiers.
Au 28.01.2016, il y avait, selon la fondation Abbé Pierre un total de 894 500 personnes privées de logement personnel en France.
Ouais. Ça fait un sacré paquet de monde.
La prochaine fois qu’un ministre voudra parler de sans-abrisme, ce ne serait pas idiot de repenser à ces chiffres avant de noyer le sujet sous un torrent de moqueries.