reverie

Comment j’ai renoncé à la baguette

Je m’arrête à la hauteur de la vitrine le temps de sortir mon téléphone de ma poche.
Aucune notification n’apparait à l’écran. J’aurais pourtant juré l’avoir senti vibrer.
Puis je jette un regard à ma droite avant de reprendre ma route.
Elle était là bien avant moi cette boulangerie. Je suis passé si souvent devant sa façade que je ne lui prête plus la moindre attention depuis longtemps.
Et pourtant cette fois quelque chose a changé.
Il ne s’agit pas simplement d’un nouveau visage derrière le comptoir.
Il y a aussi des fougasses dodues en vitrine et d’appétissantes boules de pain joliment fendues.

Brioche Sylvain Avignon

Je reste un moment au beau milieu du trottoir à fixer l’écran vide de mon téléphone.
Et si je l’appelais ? C’est quand même trop bête.
Cinq sonneries, voilà ce qu’on nous accorde avant de passer sur répondeur.
En théorie, je pourrais profiter de ces cinq sonneries, qui représentent un délai d’environ vingt secondes pour envisager la tournure d’un message clair et efficace à laisser sur le répondeur.
Mais dans les faits, je passe la totalité de ces vingt secondes à m’agacer de devoir parler à un répondeur, alors que je devrais tenter de condenser ce que j’avais à dire en deux ou trois phrases claires et concises.
De sorte qu’il ne me reste que le temps d’un bip, soit guère plus d’une seconde, pour remâcher ma déception et bredouiller une dizaine de mots confus avant de raccrocher.
Peu importe le contenu de mon message. J’appelais pour prendre des nouvelles, je n’en aurai pas. Ce n’est donc pas grave si je n’ai rien dit d’intéressant.

Le boulanger derrière son comptoir ne me regarde pas vraiment. Mais il a tourné légèrement la tête dans ma direction l’air de rien. Pendant ces cinq minutes durant lesquelles j’ai fixé sa vitrine, il a eu le temps de se demander si je comptais rentrer.
L’homme recompose son visage pour y loger un sourire affable tandis que je m’approche du comptoir.
Il a les cheveux longs et le tutoiement facile.
J’ai la voix lasse et la volonté vacillante.
Alors j’ajoute une baguette à ma commande pour faire bonne mesure alors que je n’ai vraiment envie que de l’une de ces fougasses en vitrine dont débordent des olives entières et gorgées d’huile.
Mais il n’y a pas de baguette.
A cette heure ? Pas de baguette, il n’en a pas fait aujourd’hui.
Vaincu par l’enthousiasme du boulanger, je repars ce jour là avec une boule de campagne, deux fougasses aux olives et une dizaine de gâteaux corses offerts par la maison.

Une semaine passe avant que je repense au pain acheté ce jour là. La boule de campagne, restée entière, n’a pas bougé de son emballage intact.
Du pain perdu ? En voila une bonne idée pour un petit déjeuner.
Je déchire l’emballage et déjà la croute me paraît souple. Mon couteau s’enfonce trop facilement à travers la mie.
Le pain vieux d’une semaine est aussi bon que s’il datait de la veille.
Tant pis pour le pain perdu. Je me tranche quelques tartines.

Le soir même, il est un peu plus de vingt heures lorsque je repasse devant la vitrine. Désormais, une enseigne la surplombe qui indique « Chez Sylvain ».
Machinalement, je porte la main à mon téléphone. Le message que j’ai laissé sur le répondeur est resté sans réponse.
Peu importe, j’entre.
Je voudrais une baguette.
Pas de baguette.
Je prends un instant pour observer l’intérieur de la boutique. Il y a de la farine sur les meubles et un machine à café posée de travers dans un coin.
Pourquoi ce désordre m’est-il si sympathique ?
Sylvain propose de me trancher l’équivalent d’une baguette dans cette Focaccia dont il a fait trois plaques.
Ça tombe bien après tout. Ce soir j’ai très envie de fromage.

Je passe une partie de la journée du lendemain à me demander si je devrais rappeler. Vers dix neuf heures je conclut que si l’on avait souhaité me rappeler on l’aurait fait. j’éteins mon téléphone tandis que je pousse la porte de la boulangerie.
Cette fois, je repère des baguettes sur l’étal. J’en commande une avec un sentiment d’achèvement dans la voix.
Moins de cinq minutes plus tard, les conseils insistants de Sylvain m’ont convaincu de choisir deux miches.
Pour quelle raison est il si difficile d’acheter une baguette dans cette boulangerie ?

Lorsque je repasse le lendemain, a mon heure habituelle, Sylvain est fermé.
Le jour suivant, il m’assure qu’il n’est jamais ouvert à cette heure-là alors qu’il me tend un pain aux céréales.
La baguette de Sylvain est devenue un mythe au fil des semaines. Une blague que je glisse aux gens du quartier qui me répondent un à un qu’il est décidément très bon ce nouveau boulanger.
A force je n’essaie même plus.
J’entre dans la boutique, commande deux fougasses et repart sans penser à la présence éventuelle de baguettes.

Mais ce matin, je tiens ma chance.
Aucune miche, pas de pain aux olives ni de pain ciabatta : Sylvain n’a fait que des baguettes.
Je m’arme de mon plus beau sourire et je pose ma main sur le comptoir, bien décidé à savourer chaque détail de l’instant.
Là, mon téléphone se met a vibrer.
Sylvain demande : « Il te faut quoi aujourd’hui ? »
Je hoche la tête ; beau joueur. « Rien pour l’instant. Il faut vraiment que je prenne cet appel ».

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