à vif, reverie

Un Pat et des vérités successives

Il me dit entre deux portes qu’il doit filer, qu’il va avoir besoin que je m’occupe à sa place de ce rendez-vous de cinq heures qui n’est de toutes façons rien d’autre qu’une formalité.
Il a une urgence, une vraie.
Moi j’accepte de le remplacer dans un sourire, peu envieux de la corvée qui l’attend et puis flatté, vraiment de cette marque de confiance.
C’est précisément à ce moment que la porte du hall grince et les fait apparaitre tous les deux.
Le Père est âgé, il a le teint rouge et transpire abondamment. Je tends la main tout d’abord à sa fille dont je tente de contrer la froideur du regard dans un sourire.
La fille nous a écrit il y a de cela quelques jours, parce qu’elle souhaite changer de crèmerie, une décision qui ne m’a pas surpris, c’est une chose qui arrive. Elle souhaite récupérer son dossier, elle est déçue.
 Ledit dossier tient précisément dans deux volumes, enserré dans dans cartons rouges aux lanières bien tendues.
Je le connais comme si c’était le mien pour y avoir passé des heures. Et puis il est spécial celui-là parce qu’il était mon tout premier. J’en ai connu toutes les péripéties, les moments heureux et les déceptions parfois.
Or c’est précisément à ce sujet que le père est venu. Il est déçu lui aussi. Il faut dire que le litige s’est terminé sur un match nul,  bête et pourtant si prévisible. Seulement ni le père ni la fille ne sont prêts à accepter une chose pareille, nonobstant les faits qui pourtant sont têtus et les règles du jeu qui ont été scrupuleusement respectées.
Le père s’assoit un instant, la sueur lui coule à présent sur le front. Et ce reflet brillant qu’il a au coin de l’œil menace à tout instant de se répandre à son tour sur son visage en fusion.
Il hausse le ton. Je le coupe dans son élan d’une voix ferme, puis je continue plus bas. Assuré, professionnel, je l’écoute m’exposer son sentiment. quand il se dit blessé, volé et furieux.
Moi je le comprends et je suis ému, car il a raison et moi aussi.
Car nous parlons de la même histoire mais pas de la même chose.
Quand lui croit au mensonge, quand il hurle à la trahison moi je vois distinctement des vérités successives.
De son point de vue ce résultat est inacceptable car bien loin d’être conforme à l’idée qu’il se fait de la valeur de sa fille, de la force et de l’importance de son histoire. Et qui suis-je pour le contredire ?
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Mais de là où je regarde le prisme complexe  de son histoire en simple technicien je sais intimement que ce résultat qui lui fait horreur était le meilleur possible.
Au bout d’une trentaine de minutes, je leur ai dit au revoir dans un nouveau sourire, avec la voix nouée, prit d’une soudaine envie d’être ailleurs, et d’ouvrir une bouteille de vodka bien glacée.
C’est probablement ce que je vais faire d’ailleurs.
Il est tard à présent, suffisamment en tous cas pour que je songe à rentrer.
reverie

Le train fantome

Il y a moi, toujours un peu gêné de m’asseoir dans un  wagon déjà plein.
Mes coudes ramenés contre mon corps heurtent l’un l’accoudoir l’autre le froid de la porte lorsque contraint, je prends place.
Mes pieds trop grands s’empêtrent et effleurent sa bottine.
Elle lève un sourcil distrait, puis son regard retombe les plis de son pull.
Il fait un froid piquant qui traverse le coton de ma chemise, je  réprime un frisson
Les regards fuient à droite comme à gauche, alors je tourne le mien vers cette fenêtre à ma gauche au travers de laquelle la lumière ne passe pas.
Il flotte un brouillard épais au dehors qui n’est déjà plus qu’un souvenir.
Je me risque à lui demander la durée probable du trajet mais elle ne répond pas.
J’esquisse un  geste sur ma gauche mais  personne ne semble s’interresser à ma question.
Puis les vibrations plus intenses du sol et le claquement dur des portes qui se ferment donnent le signal du départ.
Et toujours ce froid qui s’insinue plus vif.
Je passe la main sur ma nuque figée par la fatigue et le stress et puyis j’étends mes jambes pour les délier un instant.
Je la bouscule à nouveau mais elle ne réagit pas cette fois.
J’ouvre la bouche pour m’excuser à nouveau, mais puisque cela ne semble pas lui importer, je préfère en rester là.

 

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Soudain je suis saisi par cette réalité vibrante ; je suis dans un train fantôme où les gens sont comme morts.
Asphyxiés par la fatigue, essorés par le travail. Comme figé dans la pâleur  crasseuse de ce vert qui habille les murs.
Je croise les bras dans un geste un peu vain, comme si cette simple attitude pouvait arrêter se froid qui me gagne un peu plus à chaque tour de roue, à chaque arbre qui s’enfuit au dehors.
Le temps s’étire, puis semble se figer. Mes repères ont disparu et j’attends en silence.

Puis c’est la lumière qui s’estompe, lentement, durement et je suis saisi de l’idée absurde que le train ne va jamais s’arrêter.
Je me lève vivement et fais quelques pas dans le wagon à la recherche du contrôleur, pris du besoin irraisonné de savoir à quelle heure ce fichu train est censé arriver.

Point de contrôleur. Je fais demi-tour. Puis demi-tour encore. Je relève ma manche et constate que ma montre n’est pas à mon poignet. Les mains collées au visage je m’adosse un instant à la vitre qui me renvoie mes seuls reflets.
Alors je retourne m’asseoir, le front plissé.
Des points blancs dansent devant mes yeux, je suis livide, glacé, désorienté et bien trop fatigué pour pouvoir me calmer.

Puis c’est un bruit aigu qui me sort de ma torpeur.
Le train s’arrête enfin et le choc me cloue à mon siège. tandis que la jeune fille aux bottines est projetée contre moi.
J’étouffe un cri lorsque sa tête heurte mes cotes, puis je prends ses épaules pour retenir son corps qui ne résiste pas.
Ses cheveux glissent dans mes mains, son visage est glacé.
Puis je comprends ce froid qui ne m’a pas quitté.
L’étreinte de la mort m’a précédé de peu.
à vif, reverie

Fanée

Il y a bien sûr cette odeur de merguez en train de cuire qui n’aide pas. 

Les cris des enfants aussi et tout ce monde. Je déteste le monde. 
Mais la somme de ces éléments n’est que peu de chose face à l’impression qui émane de cette femme. 
Fanée. C’est le premier mot qui me vient lorsqu’elle  s’arrête à coté de moi, violent et évident, définitif. 
L’un des gamins passe à ma hauteur et s’empêtre dans mon soulier décidément trop long. je l’attrape par l’épaule pour éviter qu’il ne chute.
Puis elle ouvre la bouche et soudain c’est mon impression qui prend corps et tombe comme un jugement.
Elle me dit qu’elle n’a pas eu d’enfant, qu’elle n’en a jamais voulu.
Moi je me demande quelle sorte de femme peut dire une telle chose à un inconnu avant même de s’être présentée.
Puis elle enchaine sans prendre garde à mes sourcils qui se froncent.
En quelques instants je sais déjà l’essentiel de sa vie alors que le son de ma voix lui est encore à peu près inconnu.
Près de dix ans de chômage, qu’elle a occupé entre danse et « Pilates », qu’elle a perdu dans les files d’attente des ASSEDIC et de l’ANPE.
Un corps quadragénaire sculpté, figé dans un jeunesse inutile, un regard si loin bien incapable de plonger dans le mien et cette faille évidente qui transparait jusque dans sa voix.
Elle a un entretien d’embauche demain, pour un poste de secrétaire. Mais elle m’assure qu’elle refusera, qu’elle vaut mieux que ca.
Je pense un instant à ma secrétaire, vivante, souriante, avant d’esquisser un sourire gêné. 
Je me sens désarmé, inutile, étranger. Elle et moi sommes d’une espèce différente et chaque chose que je pourrais lui-dire ne fera que ricocher comme une pierre lancée contre la porte d’un coffre fort. 
Mais cela n’a pas d’importance. Déjà je sais les heures et le contenu de ses séances de stretching, l’adresse de son HLM, le vide qui est son quotidien.

Dulcinée fend la foule et arrive à ma hauteur. Elle prend ma main et me fait signe qu’elle est enfin prête à partir
Je tourne la tête pour la saluer mais l’inconnue s’est déjà avancée jusqu’à la file du Barbecue.
Je pense à lui lancer un au revoir à la volée.
Mais non, même cela n’aurait pas grand sens.