Les métiers sont comme les glaciers. De l’extérieur on n’en voit que la couche qui les recouvre sans pouvoir accéder ni à leurs contours réels, ni a la matière dont ils sont faits.
Aussi, je n’avais pas conscience de tout ce qui allait suivre lorsque je me suis engagé sur ce navire.
Chacun de mes premiers jours de moussaillon a été enivrant. J’avais rêvé de la mer, du vent sur mon visage, mais rien n’aurait pu me préparer aux sensations exactes, au goût de sel sur mes lèvres, à l’odeur de ma peau transformée par la mer.
J’étais très peu payé. Mes journées commençaient souvent avant le soleil et finissaient bien après lui mais cela valait la peine au regard des certitudes que m’offrait le navire. Le pont sous mes pieds, le gouvernail et le ronflement constant du moteur. Il y a du pouvoir dans un navire et cela me rassurait à une époque où j’en avais besoin.
Alors j’ai dit oui à tout. J’ai laissé à peu près toutes mes possession à terre. J’ai accepté de briquer le pont, de tenir la barre et de faire la cuisine. Je prenais plaisir à visiter la salle des machines et à me salir les mains. Aucune tache n’était indigne tant qu’elle servait le navire.
Lorsque j’avais un moment de libre, je le passais dans la salle radio où je parlais avec d’autres navires ou des inconnus restes sur la terre ferme. Je me suis fait des amis par radio et lors de mes rares permissions à terre, les rencontrer a été un plaisir indicible.
Je me souviens sans peine du jour où je suis devenu artilleur. Le capitaine avait l’air heureux et un peu embêté à la fois. Voilà dix ans que l’état major promettait un nouveau canon pour remplacer celui qui prenait la rouille à l’avant du navire. La livraison prochaine de son remplaçant aurait dû être une bonne nouvelle. Seulement personne ne savait se servir de ce modèle plus moderne et de conception très différente de son prédécesseur. Puisque je n’avais jamais refusé la moindre corvée je n’ai pas compris tout d’abord qu’accepter celle-là allait radicalement changer mon rôle a bord.