à vif, navigation, reverie

La lente lassitude de l’artilleur

Les métiers sont comme les glaciers. De l’extérieur on n’en voit que la couche qui les recouvre sans pouvoir accéder ni à leurs contours réels, ni a la matière dont ils sont faits.

Aussi, je n’avais pas conscience de tout ce qui allait suivre lorsque je me suis engagé sur ce navire.

Chacun de mes premiers jours de moussaillon a été enivrant. J’avais rêvé de la mer, du vent sur mon visage, mais rien n’aurait pu me préparer aux sensations exactes, au goût de sel sur mes lèvres,  à l’odeur de ma peau transformée par la mer.

J’étais très peu payé. Mes journées commençaient souvent avant le soleil et finissaient bien après lui mais cela valait la peine au regard des certitudes que m’offrait le navire. Le pont sous mes pieds, le gouvernail et le ronflement constant du moteur. Il y a du pouvoir dans un navire et cela me rassurait à une époque où j’en avais besoin.

Alors j’ai dit oui à tout. J’ai laissé à peu près toutes mes possession à terre. J’ai accepté de briquer le pont, de tenir la barre et de faire la cuisine. Je prenais plaisir à visiter la salle des machines et à me salir les mains. Aucune tache n’était indigne tant qu’elle servait le navire.

Lorsque j’avais un moment de libre, je le passais dans la salle radio où je parlais avec d’autres navires ou des inconnus restes sur la terre ferme. Je me suis fait des amis par radio et lors de mes rares permissions à terre, les rencontrer a été un plaisir indicible.

Je me souviens sans peine du jour où je suis devenu artilleur. Le capitaine avait l’air heureux et un peu embêté à la fois. Voilà dix ans que l’état major promettait un nouveau canon pour remplacer celui qui prenait la rouille à l’avant du navire. La livraison prochaine de son remplaçant aurait dû être une bonne nouvelle. Seulement personne ne savait se servir de ce modèle plus moderne et de conception très différente de son prédécesseur. Puisque je n’avais jamais refusé la moindre corvée je n’ai pas compris tout d’abord qu’accepter celle-là allait radicalement changer mon rôle a bord.

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reverie

Les sept moineaux de Pattensel [Conte]

Par un joli matin d’automne, le vieux magicien Arlo qui avait fait tant de bien sa vie durant mourut de son grand âge. Alors qu’il poussait son dernier soupir, sept moineaux s’envolèrent depuis le centre de Pattensel, le village que le magicien avait habité de longues années.

Ceinturé par des collines tapissées de pins, et de bosquets d’herbe rases où se cachaient du thym, et au-delà desquels s’étendait une forêt dense et giboyeuse, Pattensel était le plus paisible village dont le souvenir ait jamais habité les mémoires.
En ce temps-là les hommes et les animaux n’avaient pas encore oublié qu’ils sont des frères aux yeux de la nature de sorte que le village de Pattensel les accueillait indifféremment.
La vie y était douce et heureuse.

Le premier moineau termina son vol sur le plus haut toit de la ville.
Louise leva la tête et lui fit de grands signes de la patte alors que l’oiseau commençait à chanter.
Elle était la plus jolie des oursonnes, la plus vive et, aux dires de ses instructeurs, la plus indisciplinée aussi. Souvent, le vieux blaireau Alphonse, qui habitait la maison voisine frappait a la porte de la famille ourse pour se plaindre de l’une ou l’autre farce de Louise. A chacune de ses visites, le vieil Alphonse répétait que l’oursonne resterait à jamais une petite irresponsable.
Mais son papa, le grand ours brun qui s’appelait Nestor, avait décidé de faire mentir cette réputation en lui confiant pour la journée Victorine, la chèvre dont Nestor tirait un lait dont la qualité était fameuse sur bien des lieues alentours.
C’est investie de toute la confiance de son papa que Louise l’avait regardé partir à la ville voisine pour vendre ses fromages tandis qu’elle-même se préparait à conduire au champ la chèvre Victorine.
Avant de se mettre en route, Nestor avait posé le majeur sur le museau de sa fille et, de sa voix la plus grave lui avait énuméré les trois règles qu’elle devrait suivre jusqu’à son retour.
Tout d’abord, ne quitte jamais Victorine des yeux.
Ensuite, ne sort pas du champ jusqu’à mon retour.
Enfin, ne suit pas les inconnus.
L’oursonne avait vigoureusement hoché la tête, bien décidée à obéir.

Le deuxième moineau se posa en haut de la colline qui faisait face au champ de l’ours Nestor.
Là se trouvait la cabane d’Hugo, un petit garçon qui n’était guère plus âgé que Louise.
L’enfant s’était installé là environ deux mois plus tôt s’il fallait en croire les encoches qu’il avait tracé dans l’écorce d’un grand chêne. Hugo avait soigneusement choisi l’endroit où construire sa cabane. Il était situé en hauteur, ce qui permettait de voir venir d’éventuels intrus. Il était suffisamment proche de la ville pour pouvoir se glisser de nuit jusqu’aux abords des habitations et chiper des restes de l’un ou l’autre repas pour améliorer l’ordinaire. Il était aussi suffisamment loin du village pour ne pas prendre le risque d’être découvert et peut être maltraité.
Hugo se méfiait des villes. Avant de se construire une cabane, il avait rencontré des gens méchants sur les chemins. De sorte qu’il ne souhaitait plus prendre le risque de trop se mêler aux autres humains.
L’enfant s’abritait dans sa solitude comme dans une armure.

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reverie

Comment j’ai renoncé à la baguette

Je m’arrête à la hauteur de la vitrine le temps de sortir mon téléphone de ma poche.
Aucune notification n’apparait à l’écran. J’aurais pourtant juré l’avoir senti vibrer.
Puis je jette un regard à ma droite avant de reprendre ma route.
Elle était là bien avant moi cette boulangerie. Je suis passé si souvent devant sa façade que je ne lui prête plus la moindre attention depuis longtemps.
Et pourtant cette fois quelque chose a changé.
Il ne s’agit pas simplement d’un nouveau visage derrière le comptoir.
Il y a aussi des fougasses dodues en vitrine et d’appétissantes boules de pain joliment fendues.

Brioche Sylvain Avignon

Je reste un moment au beau milieu du trottoir à fixer l’écran vide de mon téléphone.
Et si je l’appelais ? C’est quand même trop bête.
Cinq sonneries, voilà ce qu’on nous accorde avant de passer sur répondeur.
En théorie, je pourrais profiter de ces cinq sonneries, qui représentent un délai d’environ vingt secondes pour envisager la tournure d’un message clair et efficace à laisser sur le répondeur.
Mais dans les faits, je passe la totalité de ces vingt secondes à m’agacer de devoir parler à un répondeur, alors que je devrais tenter de condenser ce que j’avais à dire en deux ou trois phrases claires et concises.
De sorte qu’il ne me reste que le temps d’un bip, soit guère plus d’une seconde, pour remâcher ma déception et bredouiller une dizaine de mots confus avant de raccrocher. Continuer la lecture…