reverie

Les sept moineaux de Pattensel [Conte]

Par un joli matin d’automne, le vieux magicien Arlo qui avait fait tant de bien sa vie durant mourut de son grand âge. Alors qu’il poussait son dernier soupir, sept moineaux s’envolèrent depuis le centre de Pattensel, le village que le magicien avait habité de longues années.

Ceinturé par des collines tapissées de pins, et de bosquets d’herbe rases où se cachaient du thym, et au-delà desquels s’étendait une forêt dense et giboyeuse, Pattensel était le plus paisible village dont le souvenir ait jamais habité les mémoires.
En ce temps-là les hommes et les animaux n’avaient pas encore oublié qu’ils sont des frères aux yeux de la nature de sorte que le village de Pattensel les accueillait indifféremment.
La vie y était douce et heureuse.

Le premier moineau termina son vol sur le plus haut toit de la ville.
Louise leva la tête et lui fit de grands signes de la patte alors que l’oiseau commençait à chanter.
Elle était la plus jolie des oursonnes, la plus vive et, aux dires de ses instructeurs, la plus indisciplinée aussi. Souvent, le vieux blaireau Alphonse, qui habitait la maison voisine frappait a la porte de la famille ourse pour se plaindre de l’une ou l’autre farce de Louise. A chacune de ses visites, le vieil Alphonse répétait que l’oursonne resterait à jamais une petite irresponsable.
Mais son papa, le grand ours brun qui s’appelait Nestor, avait décidé de faire mentir cette réputation en lui confiant pour la journée Victorine, la chèvre dont Nestor tirait un lait dont la qualité était fameuse sur bien des lieues alentours.
C’est investie de toute la confiance de son papa que Louise l’avait regardé partir à la ville voisine pour vendre ses fromages tandis qu’elle-même se préparait à conduire au champ la chèvre Victorine.
Avant de se mettre en route, Nestor avait posé le majeur sur le museau de sa fille et, de sa voix la plus grave lui avait énuméré les trois règles qu’elle devrait suivre jusqu’à son retour.
Tout d’abord, ne quitte jamais Victorine des yeux.
Ensuite, ne sort pas du champ jusqu’à mon retour.
Enfin, ne suit pas les inconnus.
L’oursonne avait vigoureusement hoché la tête, bien décidée à obéir.

Le deuxième moineau se posa en haut de la colline qui faisait face au champ de l’ours Nestor.
Là se trouvait la cabane d’Hugo, un petit garçon qui n’était guère plus âgé que Louise.
L’enfant s’était installé là environ deux mois plus tôt s’il fallait en croire les encoches qu’il avait tracé dans l’écorce d’un grand chêne. Hugo avait soigneusement choisi l’endroit où construire sa cabane. Il était situé en hauteur, ce qui permettait de voir venir d’éventuels intrus. Il était suffisamment proche de la ville pour pouvoir se glisser de nuit jusqu’aux abords des habitations et chiper des restes de l’un ou l’autre repas pour améliorer l’ordinaire. Il était aussi suffisamment loin du village pour ne pas prendre le risque d’être découvert et peut être maltraité.
Hugo se méfiait des villes. Avant de se construire une cabane, il avait rencontré des gens méchants sur les chemins. De sorte qu’il ne souhaitait plus prendre le risque de trop se mêler aux autres humains.
L’enfant s’abritait dans sa solitude comme dans une armure.

Le troisième moineau vola le matin entier tout autour du village.
Lorsqu’un ver de terre se risqua un instant hors de son abri, l’oiseau fondit sur lui comme s’il ne faisait plus qu’un avec le vent lui-même.
Puis il alla savourer sa proie perché très haut sur la branche d’un saule. A sa droite, un écureuil plantait de grands coups de dent dans une noisette. Agacé, le moineau siffla trois notes pour lui intimer l’ordre de ne pas troubler sa digestion. Il n’eut pas le temps de siffler un peu plus. Déjà, les serres d’un faucon crécelle s’étaient refermées sur sa gorge.
On n’entendit plus parler du troisième moineau.

Assise sur une pierre, Louise ouvrit son baluchon tandis que la clairière était baignée dans la chaleur du soleil de midi.
Papa Ours y avait disposé une belle miche de pain frais, un fromage de chèvre fondant et bien goûteux outre un couteau à bout rond dont le manche était gravé au nom de l’oursonne.
Depuis son siège de pierre, Louise pouvait à la fois s’occuper son repas et surveiller la chèvre.
Le bras tendu face à elle, elle étala du fromage sur un morceau du pain avant de le mâcher tout en tournant la tête au fur et à mesure que la chèvre se déplaçait pour brouter l’herbe.
Vers midi et demi, Louise avait bien plus que satisfait sa faim. Son ventre pressait contre sa ceinture tandis que la digestion l’invitait à la sieste.
On siffla quatre notes derrière elle. Puis un refrain tout entier. La musique était joyeuse et mélancolique à la fois. Il y avait comme une attente dans la mélodie. Chaque note emplissait l’espace et créait l’envie de la note suivante. La mélodie était à la fois la chaleur d’un bain dans lequel on frissonne alors qu’on vient de s’y glisser et le goût de la tarte au citron qui disparaît sur la langue après la dernière bouchée.
L’oursonne souriait tandis que ses sensations se bousculaient. C’était un moment parfait. Puis Louise réalisa qu’elle avait fermé les yeux.
Le quatrième moineau s’arrêta de chanter.

Avant même que ses paupières ne se rouvrent, Louise comprit que la chèvre avait disparu. L’oursonne se leva d’un bond de son siège de pierre et porta son regard alentours. La clairière était parfaitement déserte. Il était un peu tôt pourtant pour céder à la panique ; la fugueuse n’avait pas pu aller bien loin. Louise entama donc un examen méticuleux des abords de la clairière.
Par deux fois, des buissons s’ébrouèrent et l’oursonne s’attendit à voir surgir la chèvre, une branche d’églantier dans la gueule. Mais ce n’était ici qu’un couple de lapins et là un marcassin en promenade.
Lorsque l’oursonne revint à son point de départ, elle dut bien se rendre à l’évidence : la chèvre s’en était allée sans laisser la moindre trace. Le silence de la clairière renforça l’accablement de la petite Louise.
On n’entendait pas même le chant d’un moineau.

Hugo n’avait pas regagné l’intérieur de sa cabane depuis que le chant d’un moineau l’avait attiré au dehors au petit matin. Mut par l’entrain suscité par le soleil du matin, l’enfant s’était mis en quête de bois de chauffe dans les bois alentours. Vers midi, un joli tas de bois sec s’était formé sous l’appentis de fortune situé contre le versant sud de la cabane.
L’enfant était occupé à le rassembler en fagots lorsqu’une oursonne sortit des buissons. La peur qui le saisit à la vue de l’intruse se changea presqu’aussitôt en une grande circonspection. L’expression sur le visage de l’oursonne tenait à la fois de la crainte et d’un profond désespoir. Tel un propriétaire surpris par la présence d’une intruse sur ses terres, Hugo interrogea Louise sur les raisons de sa visite.
L’oursonne le regarda sans répondre, son œil droit s’agrandit en signe d’étonnement. Hugo répéta donc sa question d’une voix plus douce qui se voulait rassurante et prit soin d’accentuer certaines syllabes, du ton que l’on emploie lorsqu’on s’adresse à celui que l’on suppose parler une autre langue.
Louise se raidit sur ses quatre pattes. Elle avait quitté la chèvre Victorine des Yeux. Elle avait quitté le champ avant le retour de son père. Pouvait-elle le trahir une troisième fois et adresser la parole à un inconnu ?
« Je ne vais pas pouvoir t’aider si tu ne me dis rien ». Il émanait une telle gentillesse et une si grande intention de rendre service de la voix de la voix du petit garçon que les réserves de l’oursonne tombèrent toutes à la fois.
Alors elle dit au petit garçon ses promesses, ses erreurs et son amour pour son cher papa ours. Elle lui raconta aussi qu’après avoir aperçu du mouvement en haut de la colline, elle avait décidé d’atteindre le sommet et cru y trouver Victorine. Lorsqu’elle arriva à la fin de son récit, Hugo avait depuis longtemps pris sa décision.
Il aiderait Louise à retrouver Victorine.

L’enfant et l’ourson trouvèrent les traces fraîchement laissées par une chèvre à environ trois cent mètres au nord de la cabane d’Hugo. Les traces les conduirent jusqu’à la forêt, au sein de laquelle il devint rapidement devenu plus difficile de suivre la piste de Victorine.
Çaet là les traces apparaissaient dans la boue puis devenaient plus évasives là où les pas de la chèvre s’étaient égarés dans la mousse. Dans l’herbe foulée au détour d’un amandier, Louise crut reconnaître l’empreinte de Victorine. Mais Hugo lui démontra aussitôt que ces traces étaient celles d’un sanglier.
Le jour avait déjà commencé à décliner lorsque coursonne et l’enfant perdirent toute trace de la chèvre au milieu d’une étroite clairière.
Inquiet a l’idée de se faire surprendre par la nuit au milieu de la forêt, Hugo se hasarda à proposer de rebrousser chemin.
Louise repoussa l’idée avec fermeté.
Elle ne pouvait se résoudre à se confronter à la déception que son comportement ne manquerait pas de susciter sur le visage de son papa ours.
Alors que l’oursonne se tournait en direction d’Hugo pour tenter de la convaincre de poursuivre les recherches une corneille s’élança depuis la branche d’un chêne.
Il volait d’un bout à l’autre de la clairière et chantait :

C’est une oursonne vilaine qui devrait avoir honte.
Elle sera bien punie a la fin de ce conte.
Elle n’a pas su garder la chèvre blanche jolie.
Sans attendre papa du champ elle est partie.
Elle est allée se perdre avec un inconnu.
Par trois fois aujourd’hui, son père elle a déçu.
Bientôt tout le village rira de l’ours Nestor.
Chacun se moquera et il n’aura pas tort.
Terrassé par la honte il chassera sa fille.
Car perdre un animal n’est pas une peccadille.
C’est une oursonne vilaine qui devrait s’en aller.
Elle…

La Corneille ne finit pas son chant.  Foudroyée par un éclair, elle tomba au sol, terrassée.
Les deux enfants fixèrent tout d’abord sans un mot le corps inerte de l’oiseau. Sa chair calcinée évoquait l’odeur d’un poulet resté trop longtemps au four. Des flammèches parcouraient les plumes des ailes de la corneille. Bientôt elles atteignirent les herbes sèches qui jonchaient le sol de la clairière. C’est Hugo qui comprit en premier le danger que représentait l’incendie naissant. Déjà les flammes léchaient des branches mortes où elles pourraient gagner en vigueur avant de dévorer toute la forêt.
« Il faut s’enfuir immédiatement !  » dit l’enfant.
Mais l’oursonne ne l’écoutait pas. Son regard suivait le vol d’un oiseau. Au loin, le cinquième moineau se mit à chanter puis se posa, agile, au sommet d’une crête.
Louise poussa un cri de surprise lorsque Victorine apparut un instant derrière le moineau avant de disparaitre à nouveau derrière un rocher monumental.
Le moineau chanta joyeusement avant de reprendre son vol pour disparaitre à l’horizon.
« Regarde Hugo ! » S’écria la petite fille. « Si l’on parvient à contourner l’incendie nous pourrons rejoindre la chèvre. Je crois que le moineau veut nous indiquer la route. »
« Tu te trompes » décréta Hugo « Nous ne pourrons jamais passer outre un pareil incendie. Il nous conseille de laisser partir Victorine. Et je crois que nous devrions l’écouter ».

S’il n’y avait eu que la noirceur de la nuit, les deux enfants auraient probablement rebroussé chemin sans trop de peine. Mais l’incendie leur avait barré tout accès à la route qu’ils avaient emprunté à l’aller, de sorte qu’ils avaient du se résoudre à couper à travers les fourrés afin de monter la colline.
S’il n’y avait eu que les fourrés pour ralentir leur course, les deux enfants auraient probablement distancé l’incendie sans trop de peine.
Mais la fumée noire et piquante leur obscurcissait le chemin et les forçait à d’inutiles détours.
Par deux fois, Hugo trébucha dans sa course et Louise du rebrousser chemin pour l’aider à se relever.
D’évidence, l’oursonne était plus agile que l’enfant humain sur un terrain accidenté.
Lorsqu’il manqua tomber une troisième fois Hugo se laissa aller à penser que Louise aurait plus de chances d’en réchapper sans lui.
Le chant d’un sixième moineau l’empêcha de formuler cette funeste pensée.
Il était évident que l’oiseau ne pouvait chanter depuis la fournaise ou même aveuglé par la fumée. Les enfants comprirent sans même s’échanger un mot que s’ils suivaient son chant, ils auraient une vraie chance de trouver un endroit épargné par l’incendie.
Aveuglés par la fumée , les deux enfants reprirent leur ascension. L’oursonne avait proposé à Hugo de s’accrocher à sa fourrure et l’enfant avait accepté de bon cœur.
Il ne pouvait imaginer pire issue que de se retrouver séparer de Louise en un endroit pareil.
Le chant régulier de l’oiseau guida bientôt les deux enfants jusqu’au sommet de la colline.
Aidé par la pâleur de la lune, on pouvait de là-haut distinguer au loin les lumières laissées allumées par quelques uns des habitants de Pattensel.
Un long chemin de crête semblait à même de permettre aux deux enfants de rejoindre la cabane d’Hugo, depuis laquelle retrouver le village  ne serait plus qu’une aimable formalité.
Mais pour rejoindre ce chemin il fallait atteindre la colline d’en face., qui semblait si proche lorsqu’on la regardait et si loin à la fois dès qu’on envisageait de sauter jusqu’à elle.
Depuis la cime d’un arbre, perché à flanc de falaise, le moineau se remit à chanter.
Hugo manqua de pleurer de joie lorsqu’il comprit qu’après les avoir guidés jusqu’en sécurité, le moineau venait de leur indiquer le moyen de se construire un pont.
Avec toute l’agilité dont elle était capable Louise escalada jusqu’à la cime de l’arbre puis commença à peser de tout son poids pour faire rompre ses racines.
Vaincu par une dizaine de balancement de l’oursonne, l’arbre finit par tomber lourdement. Louise roula à terre juste à temps pour éviter de se blesser sur le sommet de la colline, et bientôt, Hugo put marcher sur le tronc pour la rejoindre en sécurité.
Le sixième moineau voleta un moment autour de deux enfants.
Son chant joyeux les accompagna durant leur marche, puis l’oiseau trouva une haute banche de chêne à son gout à son goût et décida de s’y poser.
Le sixième moineau avait bien mérité de prendre un peu de repos.

Épuisés, les deux enfants parvinrent à Pattensel aux premières lueurs de l’aube.
Le cœur de Louise cogna comme un uppercut lorsqu’elle aperçut son père assis sur le seuil.
Même d’aussi loin, il paraissait évident que l’ours avait passé la nuit là à l’attendre.
Une soudaine chaleur monta jusqu’aux joues de l’oursonne lorsqu’elle vit le vieil Alphonse se pencher pour parler à  son père.
Les larmes de Nestor et de sa fille se mirent à couler à l’unisson alors qu’ils tombaient dans les bras l’un de l’autre.
Le vieux blaireau crut devoir interrompre l’émotion du moment pour demander quelle punition Nestor comptait infliger à sa fille pour lui apprendre la discipline.
Le papa ours l’interrompit d’un seul regard.
« Ma fille est revenue ! Elle est sauve, au diable tout le reste ! Court lui préparer une fête plutôt que de répandre ta bile ! ! »
Louise glissa quelques mots à l’oreille de son père, et Nestor ouvrit ses bras pour y accueillir Hugo, qui avait cru devoir rester en retrait jusque là.
Le vieil Alphonse voulut proférer à l’adresse de Nestor quelque remarque perfide pour tenter de le convaincre de laisser l’enfant à lui-même, mais il n’en eut pas le temps.
Le septième moineau, qui s’était reposé la nuit durant sur le toit de la famille ourse choisit ce moment pour prendre son envol. En quelques battements d’ailes, il rejoint la tète du vieux blaireau où il déposa une fiente qui réduit le grincheux au silence, avant de s’envoler au loin.
L’enfant ne quitta plus jamais la maison des ours.
Leur bonheur dura si longtemps que son souvenir s’est transmis jusqu’à nous.

La Chèvre Victorine ne revint jamais à Pattensel.
Dans un pays voisin, on raconte avoir vu une chèvre aller de ville en ville accompagnée d’un moineau.
La légende raconte que l’esprit d’un vieux magicien habiterait l’oiseau. Et que tous deux laissent un peu de bonheur à chaque endroit où ils passent.

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