à vif, reverie

La métaphysique du guichet

Au XX° siècle mon père avait ouvert à mon nom un livret A dans les livres de la Poste du coin de la rue.
Dit comme cela ca a l’air vieux, et c’est peut être vrai.
Ca se passait en 1996 et moi j’avais 14 ans.
Si je repense à cela maintenant c’est parce que je me trouve au milieu d’une file d’attente figée au cœur d’un autre bureau de Poste du coin de la rue.
Ce matin j’ai décidé de réveiller cet argent qui dort sur mon livret A. 
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Sur un écran LCD défilent les images filmées d’hélicoptère d’une région de France que je serais bien incapable d’identifier. 

L’homme à coté de moi esquisse un sourire. A chacune des arêtes de son visage maigre sa peau semble littéralement tirée, comme sur le point de craquer. Il a le teint et l’haleine qui distinguent l’alcoolique et des santiags absurdes, rivées sous un jean hors d’âge.
Je relève la tête dans sa direction le temps de voir mes préjugés voler en éclats, laissant mon ego à nu.
Derrière les relents de bière c’est une voix encore claire, presque trop douce, qui répond à cette question que je n’ai pourtant pas formulée à voix haute. Ce paysage qui défile c’est le calvados, l’enchainement fameux des plages du débarquement. 
Je me sens parfaitement bête de n’avoir pas reconnu cet endroit qui n’a rien d’anonyme et cette impression est partie pour durer.
Car l’autre n’en a pas fini, non content de citer chacune des plages le voilà qui enchaine avec le nom des porte avions, leur ponts en bois et le nombre d’entre eux qui furent envoyés par le fond durant la guerre.
Moi je l’écoute, docile, un peu admiratif de ses talents de narrateur lorsqu’il prend soin de glisser ca et là une anecdote avant de s’excuser presque : ”je suis historien, mais ma spécialité à moi c’est plutôt la période médiévale”. 
J’en suis encore à juger de l’intérêt de cette dernière précision lorsqu’un guichet se libère ; nous nous quittons dans un sourire qui signifie adieu. 
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C’est peut être l’enchainement des deux événements qui explique ce qui suit. 
Je sors un relevé d’identité postal, pose ma carte d’identité dessus et demande à effectuer un retrait. Je suis encore sur les plages de débarquement et, machinalement, je lève la tête vers l’écran à ma gauche.
L’employée de Poste me tend un papier sur lequel je griffonne un embryon de signature avant de lui rendre dans un sourire.
C’est à cet instant que je réalise que quelque chose ne va pas. 
Sa main gauche tremble littéralement lorsqu’elle reprend ma carte d’identité à deux mains avant de me la rendre dans une sentence : ”elle est périmée  depuis deux mois votre carte”.
L’argument ne me surprend pas, je le sais bien que je dois mobiliser un samedi matin pour la changer cette fichue carte : mais j’ai tellement mieux à faire.
D’autant que j’ai une réplique de poids à lui servir : la loi permet de justifier de son identité au moyen de tout document qui comporte une photographie même une carte d’identité périmée ; la date sert essentiellement à déterminer sa validité pour voyager au sein de l’union européenne.
Elle écarte mon argument de droit d’un revers de la main, “oui votre carte est valable pour la police, mais pas pour moi”. Je pourrais répliquer mais elle ajoute : “Et puis, vous ne ressemblez pas à la photo, ce n’est pas du tout la même personne que j’ai en face de moi”.
La guichetière me précise qu’elle refuse de me servir et que si j’insiste elle préviendra la police mais moi je n’écoute déjà plus, je suis ailleurs, encore sous le choc devant cette révélation : je ne suis plus le garçon sur la photographie.  
A ce stade, elle adoucit son discours, elle a déjà eu des ennuis avec sa hiérarchie à cause d’un retrait frauduleux, elle ne peut pas prendre de risque.
Je laisse échapper un “je comprends” qui n’a rien de sincère avant de remballer mes papiers. Je n’ai pas le cœur à argumenter, comment le pourrais-je ? Comment prouver qui je suis à quelqu’un qui est déjà convaincu que je ne suis pas moi ? 
D’ailleurs, suis-je encore le garçon qui figure sur cette carte ?
Qui suis-je ? Voilà que je fais de la métaphysique dans un bureau de Poste. 
Je jette un regard alentours, plus aucune trace de l’historien aux santiags. Dommage… J’aurais bien pris une bière.

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