Points de jonction

Points de jonction (2)

Lorsque Nicolas vit la forme de la tour se détacher au loin son cœur se gonfla d’espoir. Depuis son départ et tout au long des trois heures qu’avait duré le survol de la forêt, l’inquiétude ne l’avait pas lâché. Depuis son réveil et depuis son arrivée dans ce monde étrange, sa mémoire semblait se vider à une allure affolante. L’image de la tour Eiffel s’était désormais complètement effacée de sa mémoire. Nicolas aurait à présent été incapable de la dessiner à nouveau comme il l’avait fait précédemment dans la petite clairière.

La seule chose dont l’enfant était sûr à présent, c’était que la tour qu’il recherchait se trouvait au cœur d’une grande ville. Lorsque les yeux de Nicolas lui permirent enfin de distinguer une foule de constructions, tout autour de la tour, il se dit que le draco avait raison, que la tour… la tour comment à vrai dire ? Voila qu’à présent il ne se souvenait même plus de son nom ! Malgré le trouble que faisait naître en lui l’oubli progressif du seul véritable indice dont il disposait pour rentrer chez lui, Nicolas garda espoir, il fit de son mieux et se convint que la tour du draco ne pouvait qu’être la bonne.

Nicolas pensait impressionner les habitants d’Utopia lorsque le draco se poserait devant les remparts de la ville. Ceux-étaient entièrement constituées d’arbres à la fois plus fin et plus hauts que les autres, qu’on avait vraisemblablement emmêlés, pour en faire une muraille aveugle. Des gardes, qui patrouillaient sur un chemin de ronde leur firent signe, et semblèrent reconnaître Yolas. Ni eux, ni aucun des passants n’eut cependant l’air impressionné par leur arrivée. Les dracos, ainsi que toutes sortes de créatures merveilleuses semblaient ici choses communes. Nicolas fut cependant quelque peu rassuré de voir enfin d’autres humains parmi les gardes. Tout le temps qu’avait duré leur route, ils avaient croisé de nombreuses créatures, qui pour la plupart se déplaçaient à quatre pattes, et dont les espèces lui étaient totalement inconnues.

L’enfant sentit à nouveau chaque parcelle de son petit corps vibrer lorsque la voix de Yolas résonna à nouveau pour lui dire qu’ils étaient arrivés à destination. Il sentit également son cœur se serrer lorsque Yolas lui demanda s’il saurait retrouver seul le chemin de sa maison. Le draco sembla si content d’avoir trouvé la tour que Nicolas n’osa pas lui avouer qu’il n’avait aucun moyen d’être certain de se trouver au bon endroit. Nicolas ne voulut pas faire de peine à son nouvel ami, et plus encore, il avait un peu honte de sa mémoire défaillante.

Certains des arbres étaient plus fins encore que les autres, et également d’une couleur plus claire. Après que Yolas se fut identifié auprès des gardes, ces arbres desserrèrent leur étreinte et commencèrent à se tordre pour prendre la forme d’une porte.

Lentement, les deux amis pénétrèrent à l’intérieur de la cité. Au delà de la muraille, s’étendait une artère le long de laquelle toutes sortes de commerces offraient à la foule massée des nombreuses espèces qui formaient la population d’Utopia un choix presque infini de distractions et de merveilles. Nicolas se mit à courir. Il voulait tout voir, tout connaître, tout goûter. Yolas, quant à lui était quelque peu perplexe. Que le petit soit amnésique, ça, il pouvait le comprendre, mais qu’il n’ait jamais goûté de cake aux pénoncles, ça le dépassait complètement ! C’était vraiment à se demander où il avait pu être élevé.


Une fois encore, je m’étais endormi sur mon bureau. C’est le claquement de la porte d’entrée qui m’a réveillé. J’ai couru dans l’escalier et j’ai rattrapé Sophie au rez-de-chaussée, alors que la porte de l’ascenseur s’ouvrait à peine. Je l’ai embrassée, puis j’ai dû me résigner à la laisser partir travailler. Comme je lui dis souvent, je déteste la voir partir, mais j’adore la regarder s’en aller… C’est justement en la regardant partir que ça m’a frappé. La veille, lors de ce repas presque silencieux au cours duquel chacun d’entre nous avait été comme absent, elle je le supposait alors à cause de sa fatigue, moi perdu dans mon histoire en gestation, je n’avais pas pris la peine de lui parler de mon retour à l’écriture.

Sophie me connaissait suffisamment pour avoir pleinement ressenti à quel point le fait de ne pas écrire était chez moi à la fois le symptôme et la cause d’une souffrance. J’avais eu envie de lui dire à quel point j’avais été pris par cette nouvelle histoire, j’avais eu envie de lui dire qu’enfin je me sentais bien, qu’enfin j’étais de retour à ma place. Plus important encore, plus égoïstement peut-être, j’avais besoin qu’elle soit à nouveau fière de moi… Pourtant, je n’avais encore rien dit à Sophie. Plus grave, je n’avais rien compris, rien vu. Je n’avais de toutes façons pas cherché à voir quoi que ce soit. Aujourd’hui, je sais. Je sais que dès ce soir là, j’aurais pu comprendre ce que plus tard finalement j’ai appris.

J’ai jeté mon ordinateur portable dans un sac à dos et j’ai enfilé un manteau. Étrangement, j’aime écrire dans les bars. J’aime, la foule, la fumée, les gens qui viennent puis vont autour de moi, j’aime le bruit, l’alcool, mais plus que tout j’aime la musique. Un vieux morceau de Radiohead passait en bruit de fond lorsque je suis entré au « Jimmy Page ». Pour ceux qui n’auraient jamais entendu parler de Jimmy Page, il faut préciser qu’il a été le célébrissime guitariste de Led zeppelin, et qu’il encore aujourd’hui l’un des guitaristes les plus respectés qui soient. Cette précision faite, vous avez je suppose une meilleure idée des raisons qui m’ont fait pousser pour la première fois la porte de ce bar, puis à y revenir souvent bien moins pour boire que pour écrire.

Je me suis installé derrière une table au fond du bar. Je la choisis chaque fois que je peux ; la prise à proximité est la seule disponible pour mon ordinateur. Serge, le patron, est passé de l’autre coté du bar, et sans attendre une quelconque demande de ma part, il m’a offert sa main à serrer et un Martini à boire. J’ai attiré son attention sur l’heure matinale. Sans vouloir être impoli, il est vrai qu’à un peu moins de neuf heures du matin j’aurais plus volontiers posé mes lèvres dans un café. Serge avait cependant, certainement par transposition de ses propres habitudes, les plus grandes difficultés à comprendre qu’un être humain « civilisé » (selon ses propres termes) puisse consentir à boire autre chose que de l’alcool.

J’ai branché mon ordinateur, et j’ai peu à peu basculé à nouveau dans l’univers de Nicolas.

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Points de jonction

Points de jonction (1)

Ça commençait comme ça ;

L’enfant sentit une douce et pénétrante lueur filtrer au travers de ses paupières. Il se retourna doucement pour faire cesser la légère douleur qui s’était imprimée au cours de la nuit le long de ses vertèbres. Ce n’est que le bruit, puis la fraîcheur mouillée des feuilles froissées au contact de son tee-shirt qui lui firent finalement ouvrir les yeux. Au premier regard, il fut immédiatement pris de panique. Ce n’était pas seulement cette peur courante et instinctive que l’on éprouve au premier abord au réveil dans un endroit mal connu. Non, en fait, c’était quelque chose de totalement différent.

Si l’enfant avait pris la peine de détailler le paysage qui l’entourait, il se serait rendu compte qu’il venait de se réveiller au cœur d’une forêt dense, dans une minuscule clairière dont l’existence seule avait permit aux rayons du soleil du matin de se faufiler jusqu’à ses yeux. N’importe qui serait effrayé de s’éveiller en un pareil endroit sans se souvenir de s’y être endormi. Pourtant, ce n’est pas non plus sa présence en cet endroit, qui mit tout d’abord l’enfant en émoi. Comme je viens de vous le dire, au départ il ne prit absolument pas conscience de l’endroit où il se trouvait.

Au dessus de sa tête, ce qu’il vit tout d’abord, c’était une énorme paire d’yeux noirs et brillants cerclés d’une zébrure de poils bleus et noirs. Ce n’est qu’ensuite qu’il prit la mesure du corps de ce qui lui faisait face. La chose devait faire un peu plus de deux mètres de long. Les reflets d’un bleu sombre qui parcouraient son pelage lui donnaient un aspect irréel et perpétuellement changeant. Ses oreilles énormes tombaient lourdement le long de ses babines à la manière de celles d’un vieux chien. D’entre ses crocs jaunes et acérés s’écoulait un long filet de bave qui s’insinuait jusqu’au milieu des poils de son cou. L’incongruité de son aspect, voire même son absurdité fascina le garçon autant qu’elle lui fit peur, mais ce qui retint vraiment son attention, c’étaient les deux larges ailes repliées de chaque coté de la chose.

L’enfant oscilla un instant entre stupeur et incrédulité. Tous ses sens lui confirmaient la réalité de la situation, cependant son esprit ne pouvait se résoudre à ce que sa présence en cet endroit soit autre chose qu’un rêve.

Lorsque la chose prit la parole, l’enfant ne fut pas plus surprit. Au point où il en était, arrivé à un tel niveau improbabilité, rien ne pouvait désormais lui sembler incongru. La chose avait une voix basse et rassurante. Elle parlait d’une manière intensément calme dans laquelle on sentait cependant poindre un humour bienveillant. « Tu te réveilles petit chef ? » lui demanda la chose.

– Je suis où ? Répondit le garçon.

– Tu es dans la grande forêt petit chef. L’enfant ne fut absolument pas satisfait par cette réponse, qui ne l’éclairait pas plus sur sa situation.

– La grande forêt ? Je vois bien que je suis dans une grande forêt ! Mais elle n’a pas de nom ta forêt ?

La chose parut surprise, « comment ça un nom ? On l’appelle la grande forêt, on l’a toujours appelée comme ça, je ne vois pas pourquoi on en ferait autrement petit chef ! » L’enfant comprit qu’il n’en saurait pas plus sur ce sujet, cependant, il ne désempara pas, il avait d’autres questions.

-Dis, pourquoi tu m’appelles petit chef ?

– Je t’appelle petit chef parce que je ne connais pas ton nom voilà tout. Mais, je crois qu’il est temps de me présenter, je m’appelle Yolas.

Le petit garçon n’était toujours pas satisfait.

– Moi c’est Nicolas. Mais… Ne te vexes pas mais je voudrais te demander quelque chose…. Tu es QUOI exactement ?

– Mais… C’est évident il me semble. Je suis un draco ! Et un bien beau spécimen du genre je crois.

Nicolas poursuivit ses investigations, il apprit ainsi que Yolas était âgé de quarante neuf cycles solaires, que l’on appelait ici des cyclis et qui duraient étrangement trois cent quatre vingt quatre jours. Ce dernier élément acheva de le convaincre qu’il se trouvait en un endroit absolument différent de celui dans lequel il avait jusqu’alors vécu. Il avait envie d’une douche, envie d’écouter la radio, non… en fait, Nicolas avait faim, il avait envie de prendre un énorme petit déjeuner. Lorsque le ventre de l’enfant poussa un grognement impatient, le draco s’en rendit compte, et sans attendre, il se dirigea vers la lisière de la clairière située derrière lui. D’un coup puissant de l’une de ses pattes antérieures – qui étaient étonnamment pourvues de longs doigts griffus- il arracha une branche d’un arbuste et la ramena à Nicolas.

– Goûtes ça. Les baies sont délicieuses. Les feuilles sont un peu fortes, je ne sais pas si tu aimeras, mais je te conseille de les goûter également. J’en mange tous les jours, et comme tu peux t’en rendre compte, c’est très bon pour le poil.

Le garçon promit d’essayer, il eut un violent haut le cœur lorsqu’il tenta de manger l’une des feuilles, mais il l’avala malgré tout pour ne pas risquer de vexer le draco. Yolas avait l’air gentil, mais Nicolas ne le connaissait que depuis quelques minutes, et surtout n’ayant jamais rencontré de draco, il craignait ses réactions forcément imprévisibles. Nicolas fut avisé. Comme il put s’en rendre compte par la suite, les dracos sont des créatures ombrageuses qui s’emportent très facilement. Toujours est il que c’est ainsi que Yolas et Nicolas devinrent amis.

L’enfant rassasié, il commença à réaliser dans quelle situation il se trouvait. Nicolas était perdu au cœur d’une forêt, peuplée par des créatures étranges, et où les années n’étaient pas fichues de durer trois cent soixante cinq jours. Il n’avait pas la moindre idée de la manière dont il était arrivé là. Nicolas essaya de se rassembler ses souvenirs de la veille afin de tenter de trouver une explication. Il n’y arriva pas. Sa mémoire lui semblait presque vide, comme si une armée de souris s’était glissée dans sa tête pour y creuser un réseau de galeries. Tout était fragmenté, Nicolas se souvenait de son vélo, du chemin de l’école, mais pas de la maîtresse. Plus grave, il se souvenait de son prénom, mais plus de ceux de ses parents. Seul un indice solide pouvait lui permettre de rentrer chez lui : il se souvenait que de sa chambre, on pouvait voir la tour Eiffel. Prit d’un soudain espoir, d’un empressement irraisonné, il demanda ;

– Yolas, je veux aller à la tour Eiffel !

-Tu veux aller où petit chef ?

– A la tour Eiffel ! Tu sais le grand truc en fer, pointu, et quand tu montes dessus tu vois tous les immeubles ! Tout le monde connaît la tour Eiffel !

– Je ne vois pas, ça ressemble à quoi ?

Nicolas prit un bâton au sol, et entreprit de dessiner la tour Eiffel. Son dessin ressemblait à une sorte de y inversé, difficilement reconnaissable.

Yolas ne voulut pas le vexer, de plus, puisque tout le monde semblait devoir connaître la tour Eiffel, pour rien au monde il n’aurait voulu admettre qu’il n’avait pas la moindre idée de ce que cela pouvait être.

– Une tour très haute ?

-Oui !

– Alors je vois de quoi tu veux parler, ça se trouve à Utopia.

Nicolas ne savait pas où pouvait se situer Utopia, il ne se souvenait d’ailleurs pas avoir jamais entendu parler d’un endroit qui aurait porté ce nom là. Ce n’était certes pas rassurant, mais à l’instant, Nicolas ne se rappelait pas même de son propre nom de famille, et ne pouvait donc pas rejeter la proposition de Yolas. Elle était de toute manière la seule qui s’offrait à lui au vu des lacunes de sa mémoire. La piste que lui offrait Yolas était de toute manière l’unique espoir de rentrer chez lui dont il disposait, il se devait donc de la suivre.

Les deux amis convinrent donc de se mettre en route pour Utopia. Nicolas monta sur le dos du Draco. Ce dernier déploya ses ailes. Le petit garçon enserra le cou de Yolas de toutes ses forces. Ce n’était pas exagéré, lorsque le draco s’envola, d’une formidable pression sur ses pattes arrières dans un coup d’ailes gracieux, le garçon manqua de lâcher prise et de se retrouver projeté vers le sol qui s’éloignait à une allure prodigieuse.

Le vent fouettait le visage de Nicolas, le vent glacial s’insinuait jusqu’en chaque point de son corps, et pourtant, l’enfant s’en fichait absolument. Il était sur le dos d’une créature de légende, à plusieurs centaines de mètres au dessus du sol. Le contact prolongé avec l’épaisse fourrure de Yolas finit par atténuer la sensation de froid. Nicolas fut un peu rassuré par la sensation de puissance que dégageait son nouvel ami. Certes, il était perdu, mais avec Yolas il était en sécurité.

Après de longues minutes passées à survoler la forêt, Nicolas finit par demander :

-Dis Yolas, c’et vrai qu’elle est grande la forêt, quand est-ce qu’on arrive au bout ?

– Le bout ? Mais qu’est ce que tu racontes ? Lui répondit le dragon d’une voix plus qu’intriguée.

– Ben oui, la sortie de la forêt. Tu vois ce que je veux dire, il y bien des gens qui vivent en dehors de la forêt ?

– Non… Mais qu’est ce que tu veux dire ? Il n’y a pas de bout de la forêt. Le monde entier est la forêt. Ce qui signifie que personne ne vit en dehors !

A cet instant, Nicolas commença à douter de trouver la tour Eiffel à Utopia., Rentrer chez lui allait certainement être long et difficile.


J’ai levé la tête de mon écran. Je venais de travailler sur l’histoire de Nicolas et le dragon durant plusieurs heures presque sans m’en rendre compte et j’avais besoin de faire une pause, de prendre au moins le temps de me faire un café. J’avais mis un disque qui s’était achevé depuis longtemps, pourtant je ne m’en étais pas aperçu.

J’avais été incapable d’écrire pendant plusieurs mois. Ma dernière histoire m’avait épuisé, à un point tel que je m’étais senti incapable de recommencer à travailler sur le moment. Bien sûr, l’accueil plus que mitigé que le livre avait reçu avait certainement été l’une des motivations plus ou moins conscientes de ma longue pause. Beaucoup de mes proches m’avaient reproché la noirceur de mes dernières histoires, ils m’avaient conseillé de me consacrer à des choses plus positives peut être, ou plus consensuelles sûrement.

Je n’ai pas eu le courage de leur expliquer que selon moi, on ne choisit pas vraiment ce qu’on écrit. Les histoires vous trouvent, et peu à peu elles prennent vie en vous. Un jour, elle frappent à la porte et demandent à sortir. Pour moi, l’écriture est un besoin naturel comme un autre, un besoin vital. C’est la seule manière dont dispose l’homme que je suis de donner la vie au sens complet du terme. Les histoires naissent en moi, puis sur le papier, elles prennent corps avant d’évoluer par elles mêmes à chaque lecture nouvelle, pour ne pas dire à chaque interprétation nouvelle. Oui j’avais besoin d’écrire, besoin tout autant que de boire ou d’aimer. Or ce besoin, je l’avais contraint et enfoui en moi durant un temps qui m’avait semblé interminable.

C’est sur une impulsion véritablement physique que je venais de me remettre à écrire, dans un élan presque violent, et d’une certaine manière, quasiment malgré moi. J’avais choisi de revenir avec un conte. D’une certaine manière, les critiques que j’avais reçues m’avaient certainement influencé. Sans elles, l’histoire de Nicolas ne serait peut être jamais née. J’aime les contes en grande partie pour leur coté sombre. A vrai dire, je crois, un peu comme la plupart des gens… Ecrire un conte était peut être un moyen de concilier mes envies et des critiques qui par, nature, ne peuvent laisser indifférent. Si je dis « peut-être », c’est parce que je trouve à la fois vain et réducteur de rattacher la naissance d’une histoire à de sensations ou des événements particuliers. Je n’ai jamais réellement su d’où venaient mes histoires, et personne, pas même moi ne le saura jamais précisément. Au fond, c’est une bonne chose. Elles se sont progressivement détachées de moi au fur et à mesure que je les écrivais et sont devenues peu à peu des objets vivants, autonomes.

J’ai regardé ma montre, et réalisé qu’il était pas loin de dix neuf heures. Je me suis levé puis dirigé vers la cuisine. Sophie n’allait pas tarder à rentrer. J’avoue que je me suis senti coupable à cet instant. J’avais été tellement pris par mon histoire que je n’avais pas même un instant pensé à elle, J’ai mis à cuire deux steaks hachés, j’ai commencé à dresser la table, et comme pour me faire pardonner, je me suis mis à préparer à Sophie un plat de lasagnes. Elles se trouvent être son plat préféré.

C’est l’un des avantages d’être écrivain. Je dispose de mon temps, je suis seul maître de mes horaires. Peu d’hommes acceptent l’idée de rester à la maison pendant que leur femme travaille. Bien sur, il m’arrive d’occuper un emploi quelques semaines à l’occasion lorsque le besoin d’argent l’impose, mais ma principale contribution à nos besoins matériels est le grand appartement dont j’ai hérité. Les droits de mes livres tombent à doses limitées et de façon très sporadique. Ils permettent à l’occasion de partir en voyage, ou de compter un peu moins, mais ne sauraient à eux seuls satisfaire à nos besoins à tous deux.

Peu de femmes supporteraient de porter tant financièrement que moralement leur homme autant que le Sophie le fait. Jusqu’à présent elle n’a jamais semblé souffrir de cette situation. Mieux, elle m’a toujours encouragé durant mes trop fréquentes périodes de doute. Ce n’est que l’une de ces choses qui la rendent exceptionnelle. Sans son soutien et son opiniâtreté, je suis forcé d’admettre que nombre de mes livres n’auraient certainement jamais vu le jour.

Je venais à peine de mette le plat au four lorsqu’elle est rentrée. C’est un lieu commun, mais je ne peux pas parler de Sophie sans dire que lorsque je la vois, même dix ans après notre première rencontre, elle me fait à chaque fois un peu plus d’effet. J’aimerais vous raconter les détails de cette rencontre. J’y mettrais de la passion, je parlerai du hasard. Non… Je parlerai sûrement du destin. À vrai dire, j’en suis incapable. Bien sûr, je me souviens des faits, mais ça n’est pas suffisant pour vous faire ressentir ce qui s’est produit ce jour là. Les faits sont froids et mécaniques. Dans la vie, je crois que finalement, seules les sensations comptent. Les détails de ce jour sont flous dans ma mémoire, la seule chose dont je me souviens avec précision c’est de ses yeux. Lorsque j’ai croisé son regard, je suis resté figé. A partir de cet instant, ma seule ambition a été de la conquérir. Bien sur, je ne lui ai jamais dit et je ne lui dirai jamais ces choses là. J’en suis totalement incapable.

Ce soir là, Sophie était visiblement crevée, elle s’est mise à table presque sans dire un mot, et je lui ai servi un verre de muscat le temps que les lasagnes terminent de cuire. Elle m’a enlacé lorsque j’ai fait mine de faire la vaisselle, et toujours sans dire un mot, elle m’a fait comprendre que dans l’immédiat, elle avait pour moi d’autres projets que la vaisselle.

Elle s’est endormie presque immédiatement après l’amour, je suis resté à la regarder un temps interminable puis j’ai relevé doucement sa tête lovée dans mon épaule, et je l’ai doucement posée sur l’oreiller. Je goûte chaque instant que je peux passer avec Sophie. Elle avait été ce soir encore, la femme douce et sensuelle dont j’avais l’habitude, malgré la fatigue accumulée, pourtant sa quasi absence tout au long du repas m’avait pesé. A vrai dire, son état m’avait fait d’autant plus d’effet qu’il m’avait rendu l’esprit suffisamment libre pour me laisser incapable de chasser mon envie d’écrire de mes pensées.

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