à vif, Billets

L’arbitraire et la solitude

Ça se passe hier en fin d ‘après midi.
 
Je suis passager dans une voiture qu’un motard arrête en bord de route. 
Ma compagne est au volant, nerveuse, comme toujours dans ce genre de situation.
Quant à moi, je suis à l’inverse on ne peut plus calme. 
J’ai l’habitude des gendarmes, avec qui je n’ai jamais eu que d’excellents rapports.
C’est donc avec un sourire pas totalement forcé que je lui dis bonjour. 
Il nous fait signe de baisser la vitre, de couper le moteur, froid autoritaire ; professionnel.
Il fait le tour du véhicule, puis une seconde fois. Il inspecte, baisse la tête puis se retourne, minutieux. 
Il pose une brève question au sujet de l’attestation d’assurance qui, non, n’a pas été changée, mais oui se trouve dans la voiture. 
L’oubli est bien vite réparé. 
Il s’éloigne à nouveau lorsque son équipier arrête un second véhicule puius fait de nouveau le tour de véhicule. 
Je l’interroge lorsqu’il passe à ma hauteur, alerté par sa particulière attention à la carrosserie de la voiture qui n’est certes pas très jeune. 
Il m’intime l’ordre de me taire et achève son manège avant de revenir à la hauteur de la conductrice. 

Il lui demande si elle sait pour quelle raison il cru devoir l’arrêter. 

Sincère, elle répond par la négative.
Lui refait un tour lentement puis revient à la vitre.
 
Il prétend qu’elle se serait abstenue de s’arrêter au panneau stop situé quelques cent cinquante mètres plus loin, derrière les arbres en fait. 
Seulement voila ce panneau n’est pas un « stop », mais un « cédez le passage » pour lequel elle a marqué un temps d’arrêt bref, mais bien réel.

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Vérification faite ce matin elle avait absolument raison quant à la nature du panneau.

Mais peu importe dès lors que l’adjudant conteste, opiniâtré que nous ayons effectué un arrêt, aussi bref fut il.

Je lui dis donc que nous sommes désolés et crois bon de le saluer de nouveau lorsqu’il fait mine de s’éloigner pour de bon. 

Il revient le sourcil froncé et s’estime en droit de remettre en question mon éducation sur un ton qui n’a rien de respectueux.
Il demande alors à ma compagne de le suivre.
 
Elle reviendra cinq longues minutes plus tard, en larmes et délestée d’un chèque de quatre vingt dix euros pour prix d’une infraction imaginaire. 
Quant à moi je m’en tire avec une remontrance et la menace d’un procès-verbal pour l’outrage que ma politesse semble constituer à ses yeux.
 
Cette mésaventure est bien loin de celle qu’à récemment vécue Vittorio de Fillipis l’ex PDG et directeur de la publication de libération :
« violemment interpellé, vendredi à l’aube à son domicile. Il a ensuite été enfermé et déshabillé à deux reprises avant d’être conduit devant la juge Muriel Josié, qui l’a mis en examen pour « diffamation publique » [source]
Pourtant ma petite histoire et celle bien plus grave et violente  qu’à subie Monsieur De Fillipis ont ceci en commun qu’elles illustrent l’attitude d’un minorité des représentants de l’ordre qui probablement galvanisés par la culture du résultat à laquelle on leur a demandé de se soumettre.
 
Il parait que l’arbitraire c’est « l’application de la subjectivité d’une personne détenant une parcelle de pouvoir aux dépens d’une autre qui en est démunie. C’est le pouvoir autoritaire dans son application ».

J’ai tendance à craindre au moment où j’écris ces lignes qu’il ne faille à bref délai ajouter un caractère quotidien à cette définition.
à vif, reverie

Un Pat et des vérités successives

Il me dit entre deux portes qu’il doit filer, qu’il va avoir besoin que je m’occupe à sa place de ce rendez-vous de cinq heures qui n’est de toutes façons rien d’autre qu’une formalité.
Il a une urgence, une vraie.
Moi j’accepte de le remplacer dans un sourire, peu envieux de la corvée qui l’attend et puis flatté, vraiment de cette marque de confiance.
C’est précisément à ce moment que la porte du hall grince et les fait apparaitre tous les deux.
Le Père est âgé, il a le teint rouge et transpire abondamment. Je tends la main tout d’abord à sa fille dont je tente de contrer la froideur du regard dans un sourire.
La fille nous a écrit il y a de cela quelques jours, parce qu’elle souhaite changer de crèmerie, une décision qui ne m’a pas surpris, c’est une chose qui arrive. Elle souhaite récupérer son dossier, elle est déçue.
 Ledit dossier tient précisément dans deux volumes, enserré dans dans cartons rouges aux lanières bien tendues.
Je le connais comme si c’était le mien pour y avoir passé des heures. Et puis il est spécial celui-là parce qu’il était mon tout premier. J’en ai connu toutes les péripéties, les moments heureux et les déceptions parfois.
Or c’est précisément à ce sujet que le père est venu. Il est déçu lui aussi. Il faut dire que le litige s’est terminé sur un match nul,  bête et pourtant si prévisible. Seulement ni le père ni la fille ne sont prêts à accepter une chose pareille, nonobstant les faits qui pourtant sont têtus et les règles du jeu qui ont été scrupuleusement respectées.
Le père s’assoit un instant, la sueur lui coule à présent sur le front. Et ce reflet brillant qu’il a au coin de l’œil menace à tout instant de se répandre à son tour sur son visage en fusion.
Il hausse le ton. Je le coupe dans son élan d’une voix ferme, puis je continue plus bas. Assuré, professionnel, je l’écoute m’exposer son sentiment. quand il se dit blessé, volé et furieux.
Moi je le comprends et je suis ému, car il a raison et moi aussi.
Car nous parlons de la même histoire mais pas de la même chose.
Quand lui croit au mensonge, quand il hurle à la trahison moi je vois distinctement des vérités successives.
De son point de vue ce résultat est inacceptable car bien loin d’être conforme à l’idée qu’il se fait de la valeur de sa fille, de la force et de l’importance de son histoire. Et qui suis-je pour le contredire ?
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Mais de là où je regarde le prisme complexe  de son histoire en simple technicien je sais intimement que ce résultat qui lui fait horreur était le meilleur possible.
Au bout d’une trentaine de minutes, je leur ai dit au revoir dans un nouveau sourire, avec la voix nouée, prit d’une soudaine envie d’être ailleurs, et d’ouvrir une bouteille de vodka bien glacée.
C’est probablement ce que je vais faire d’ailleurs.
Il est tard à présent, suffisamment en tous cas pour que je songe à rentrer.
à vif, reverie

Fanée

Il y a bien sûr cette odeur de merguez en train de cuire qui n’aide pas. 

Les cris des enfants aussi et tout ce monde. Je déteste le monde. 
Mais la somme de ces éléments n’est que peu de chose face à l’impression qui émane de cette femme. 
Fanée. C’est le premier mot qui me vient lorsqu’elle  s’arrête à coté de moi, violent et évident, définitif. 
L’un des gamins passe à ma hauteur et s’empêtre dans mon soulier décidément trop long. je l’attrape par l’épaule pour éviter qu’il ne chute.
Puis elle ouvre la bouche et soudain c’est mon impression qui prend corps et tombe comme un jugement.
Elle me dit qu’elle n’a pas eu d’enfant, qu’elle n’en a jamais voulu.
Moi je me demande quelle sorte de femme peut dire une telle chose à un inconnu avant même de s’être présentée.
Puis elle enchaine sans prendre garde à mes sourcils qui se froncent.
En quelques instants je sais déjà l’essentiel de sa vie alors que le son de ma voix lui est encore à peu près inconnu.
Près de dix ans de chômage, qu’elle a occupé entre danse et « Pilates », qu’elle a perdu dans les files d’attente des ASSEDIC et de l’ANPE.
Un corps quadragénaire sculpté, figé dans un jeunesse inutile, un regard si loin bien incapable de plonger dans le mien et cette faille évidente qui transparait jusque dans sa voix.
Elle a un entretien d’embauche demain, pour un poste de secrétaire. Mais elle m’assure qu’elle refusera, qu’elle vaut mieux que ca.
Je pense un instant à ma secrétaire, vivante, souriante, avant d’esquisser un sourire gêné. 
Je me sens désarmé, inutile, étranger. Elle et moi sommes d’une espèce différente et chaque chose que je pourrais lui-dire ne fera que ricocher comme une pierre lancée contre la porte d’un coffre fort. 
Mais cela n’a pas d’importance. Déjà je sais les heures et le contenu de ses séances de stretching, l’adresse de son HLM, le vide qui est son quotidien.

Dulcinée fend la foule et arrive à ma hauteur. Elle prend ma main et me fait signe qu’elle est enfin prête à partir
Je tourne la tête pour la saluer mais l’inconnue s’est déjà avancée jusqu’à la file du Barbecue.
Je pense à lui lancer un au revoir à la volée.
Mais non, même cela n’aurait pas grand sens.