reverie

Lou et Louis trucident l’ennui

Louis est assis sur un haut tabouret, les coudes lourdement poses sur le bar. Il y a un verre de martini et une coupelle de chips posés devant lui et pas de voisin sur le tabouret d’à coté. Il a les yeux cernés, un costume bon marché et du gel dans ses épais cheveux noirs.

Le premier garçon de café vous dirait que Louis est célibataire et qu’il n’a pas envie de passer la soirée seul après sa journée de travail.

Il n’a pas l’air de chercher une fille pourtant. Ou alors il s’y prend très mal car il y en a deux derrière lui qui rigolent, commandent les Monacos à la paire depuis pas loin d’une heure et le regardent à l’occasion avec une gourmandise assumée.

Louis oscille sur son tabouret, manque de le renverser, se rétablit et prend quelques chips pour se donner une contenance. Une pression de ses doigts lui révèle qu’elles sont un peu molles. Louis mange généralement les chips sans entrain. Les chips molles retournent dans leur coupelle.

Un garçon de café un peu expérimenté ferait observer que Louis a l’air de s’ennuyer pas mal.

Louis sort un livre sa sacoche. Il a choisi de s’asseoir au comptoir pour socialiser, se faire des amis peut-être. Mais c’était il y a une éternité. L’instant commande de s’occuper pour échapper au martini banal, aux chips bas de gamme, à la télévision qui s’égosille et hurle d’un match de foot sans intérêt.

Louis prévoit de finir un chapitre, puis de se résigner à rentrer. Puis son attention est attirée par un grincement à sa droite. Une femme vient de s’emparer du tabouret voisin.

Le garçon de café ne vous dirait rien sur elle. Il n’a pas le temps ; trop occupé qu’il est à lui offrir un verre.

Ses grands yeux ont la couleur du miel. Et tout d’abord, on ne voit rien d’autre chez elle. Quelques boucles blondes contournent ses oreilles. Et au milieu, ses yeux encore. Ils ont un air de curiosité ces yeux, et n’expriment pas de doute pourtant. Elle a des lèvres gourmandes et des joues un peu rondes. Elle donne l’impression d’une enfant qui aurait atteint l’âge adulte sans perdre l’innocence de ses traits.

Le garçon de café a remarqué tout cela, mais déjà il s’éloigne du bar. Elle a accepté son verre mais refusé sa conversation.

Louis reprend son livre, compte les pages jusqu’à la fin du chapitre. Si vous lui posiez la question là et maintenant, il vous dirait que dans cinq pages il réglera et prendra le chemin du retour.

Mais nous savons que cela ne se passera pas ainsi.

Lou va se tourner vers lui dans quelques instants. Il ne sait pas encore son nom mais elle ne tardera pas à se présenter. Elle lui demandera son nom à lui bien sûr, et ce qu’il fait dans la vie. Louis est journaliste. Elle prendra un air impressionné par cette réponse, puis demandera à se faire offrir un verre.

Elle est comme ça Lou, elle a l’habitude de se servir. Ce n’est pas sa faute si les garçons ne lui refusent jamais rien.

Sauf que ce soir, Louis est plus ou moins fauché, et pas vraiment d’humeur à se laisser séduire. Alors il donne une réponse que jusque là personne n’a donné à Lou.

Bien sûr que je t’offre un verre. Si tu m’en offres un d’abord.

Les premières fois ont ceci de particulier qu’elles ouvrent des portes vers d’autres possibles.

Plus tard dans la soirée, Lou arrête un homme d’âge mûr sur un trottoir et lui demande une cigarette. Et lorsque Lou lui demande s’il en veut une aussi, Louis s’entend répondre par l’affirmative. Alors elle arrête l’homme suivant, quelques mètres plus loin. Des années plus tard, Louis a conservé de cette soirée l’habitude de fumer une cigarette ou deux pour accompagner l’alcool et la musique lorsqu’ils sont tous deux trop forts.

Lou peut se permettre d’être généreuse puisqu’elle ne paye rien.

Et la plupart du temps, c’est assez agréable en vérité.

Lorsqu’elle passe la porte d’une boite de nuit les videurs ne semblent même pas envisager de lui faire payer l’entrée. Et Louis, qui la suit comme un accessoire entre à sa suite au même tarif. Arrivé devant le bar, Louis se sent obligé de sortir son portefeuille. Il souhaite payer un verre sans être bien certain d’ailleurs des possibilités de débit de sa carte bleue. A bien y réfléchir, Louis n’a pas vraiment les moyens d’une soirée pareille. Mais déjà Lou s’est installée au comptoir, prête à reprendre son numéro habituel. Elle se fait offrir un permier verre à gauche, puis un autre à droite avant de rejoindre Louis. Une fois, elle se risque même à demander un verre pour elle… et son ami. Et cette fois encore, elle obtient satisfaction.

Si le pouvoir existe, il doit ressembler à Lou.

Les heures passent et Louis perd le compte du temps et des verres. Il danse entre deux boissons qui aussitôt se changent en sueur le long de sa nuque. Ceux qui doutent de l’existence de la magie n’ont jamais été ivres de musique et d’alcool sur une piste de danse à quatre heure du matin. A un certain stade de la nuit, Louis se surprend à comprendre ce que d’autres ont pu trouver avant lui à la musique de David Guetta.

Lorsque plus tard encore dans la nuit Lou revient à la table avec une bouteille de champagne, Louis se dit que cette fois elle a peut être abusé de son pouvoir.

La suite semble confirmer cette idée quand un homme trop haut et trop massif pour qu’on souhaite le contredire vient se plaindre d’avoir payé cette bouteille quelques instants seulement avant que Lou ne parte la boire avec un autre. Louis croit pouvoir désamorcer la situation et lui propose de s’asseoir pour en boire une flute.

Mais, il faut se rendre à l’évidence, les capacités de négociation de Louis sont passablement émoussées par l’heure et la boisson. L’autre refuse, menace et devient violent.

Puis le pouvoir de Lou se manifeste à nouveau, cette fois sous la forme d’un videur, qui expulse le braillard avant de disparaitre à son tour.

Lorsqu’il se réveille le lendemain, Louis n’a qu’une image imprécise de derniers événements de la nuit. Lou lui a laissé des souvenirs, et son numéro de téléphone aussi.

Pour quelqu’un qui s’ennuyait autant, Louis s’est plutôt bien amusé.

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