L’autre samedi, j’ai passé l’essentiel de la matinée au commissariat.
Pas de faux suspense, il ne m’est rien arrivé.
J’accompagnais quelqu’un qui souhaitait déposer plainte pour le vol de son portefeuille. Depuis, l’objet s’est révélé égaré plutôt que perdu. Mais sur le moment, la démarche paraissait nécessaire quoi qu’ennuyeuse.
Il y avait deux files d’attente désertes pour parvenir à l’accueil. Nous avons choisi la plus proche, celle de gauche ; au bout de laquelle se trouvait un homme au sourire affable et contenu à l’allure discrète dans un pull gris en laine ouvert par un col en v.
Je suis resté en retrait tandis que celle que j’accompagnais s’est avancée pour lui expliquer la disparition du portefeuille qu’elle situe deux jours auparavant, dans la foule réunie dans ce bar où nous avions été boire un verre pour marquer la Saint Patrick.
L’histoire du vol de portefeuille qui était sans aucun intérêt ce matin là a pris un tour comique dès lors qu’elle s’est révélée bâtie toute entière sur une hypothèse depuis démentie.
Mais peu importe. Ce qu’il faut retenir à ce stade, c’est que nous occupons la file de gauche avec une histoire banale et inutile.
Or, derrière le guichet voisin, se trouve un homme qui porte l’uniforme et le cheveu court. Il a le regard dur et un port de tête trop droit comme pour se donner une allure militaire, toutefois trahie par un léger surpoids. Sa haute stature pourrait suffire à lui donner de l’autorité et pourtant, il prend la peine d’adopter un ton impérieux lorsque deux femmes s’avancent vers lui.
Elles sont peut être sœurs, ou alors tellement amies que cela revient au mème. La plus grande des deux tient l’autre par le coude comme pour ne pas tomber. Elle a une tache de vin sur la joue droite. Non. Maintenant qu’elle se retourne c’est évidemment un hématome. Et son œil droit en porte un second, dessiné en corolle qui part du violacé vers le rouge. A bien y regarder, son visage est si tuméfié qu’il en est cramoisi, comme sous l’effet d’un coup de soleil. Sauf qu’il a plu ces derniers jours, et que son expression n’est pas celle d’une femme qui revient de vacances.
La plus petite presse l’autre d’avancer dans la file de droite, faute de mieux, puisque nous occupons celle de gauche avec une histoire stupide.
C’est elle qui prend la parole en premier et formule l’évidence : la plus grande veut déposer plainte contre son mari. Il est l’auteur des coups portés la veille au soir et…
On n’en saura pas plus. L’homme en uniforme a coupé court. Parce qu’il faudra revenir lundi ; personne n’est disponible pour prendre les plaintes le samedi.
Sauf qu’entretemps, un policier est justement venu chercher celle que j’accompagne pour recevoir sa plainte au sujet du vol de portefeuille qui -souvenez-vous- n’a pas vraiment eu lieu.
Dans la file de droite, on ne prend pas les plaintes. Et à la réflexion, on déconseille de revenir lundi. Il aurait fallu appeler la veille au soir, au moment des violences. Une patrouille serait venue, là ça aurait été efficace.
La plus petite s’agace et la plus grande se décompose alors qu’elle réalise qu’on lui refuse l’aide qu’elle vient chercher. La plus petite enserre la main de l’autre dans la sienne. Il y a une colère évidente dans sa voix lorsqu’elle dit à l’homme en uniforme que ce n’est pas possible. Qu’à suivre son raisonnement, il faudrait que son amie rentre chez elle pour se faire battre à nouveau.
Et contre toute attente, l’homme acquiesce comme si cette idée était effectivement raisonnable. Faites donc cela. S’il recommence on pourra intervenir sur le fait Et puis, ne m’interrompez pas. Ne soyez pas agressive. Vous me manquez de respect.
D’évidence, elles n’ont rien à attendre du commissariat, au moins pour aujourd’hui. J’ignore si elles sont revenues le lundi suivant. Mais j’ai la conviction que la plus grande n’est pas rentrée voir son mari. Tandis qu’elles partent, la plus petite se penche et demande à l’oreille de la victime des coups à quel moment elles pourront passer chercher ses affaires sans risquer de croiser l’ordure qui l’a frappée.
De l’autre coté du mur, celle que j’accompagne est assise, dans un bureau que je suppose exigu, avec un policier à l’esprit en tous cas plus étroit encore.
Elle lui dit qu’elle se trouvait sur la terrasse d’un bar lors de la disparition du portefeuille, il lui répond qu’elle n’avait pas à boire sur la voie publique.
Elle ajoute que ses papiers comptent au nombre des objets volés, il objecte qu’elle ne peut donc pas justifier de son identité.
Il veut voir un livret de famille qu’elle ne possède pas, il glisse qu’elle devrait être mariée à son age.
Lorsqu’il refuse de prendre sa plainte, elle répond qu’il ne peut pas maintenir son refus et demande à voir son supérieur pour en avoir confirmation.
Échec et mat.
Durant tout ce temps, je suis resté assis sur l’un des bancs disposés dans le hall d’accueil. Curieux, j’écoute ce monsieur qui a pris notre place dans la file de gauche. Parfois, sa voix se brise comme une craie sur un tableau tandis qu’il raconte le départ de son épouse dont il est sans nouvelles depuis des semaines. Un enfant joue à ses pieds. L’homme explique qu’il est désormais seul à l’élever et qu’il ne sait pas comment faire pour officialiser la situation. Il dit vouloir faire les choses dans les règles. Et moi, j’écoute ce monsieur qui raconte son histoire sans y être invité. Et contre toute attente, je ne suis pas seul à l’écouter.
De l’autre coté de son guichet, l’homme de la file de gauche hoche régulièrement la tète sans l’interrompre. Son sourire discret ne l’a pas quitté.
Lorsque je la retrouve, celle que j’accompagne a un PV de dépôt de plainte à la main et un air furieux dont j’apprendrais la cause sur le chemin du retour.
Mais au moment de sortir du commissariat, je pense au mec de la file de gauche.
Je me dis qu’il ne peut pas ignorer la cynique absurdité de ceux qui l’entourent. Et que pourtant, les deux pieds dans la crasse, il s’accroche et tente de faire son travail avec humanité.
Quand enfin je descends les marches qui me séparent de la rue, j’ai pas mal d’admiration pour le mec de la file de gauche.