à vif

Au bout de la rue

Un plumeau de moustache lui donne à présent les airs de ces portraits romantiques de révolutionnaire sud-américain. Il titube un instant, comme blessé, avant de s’adosser enfin  contre ce reliquat d’affiche crasseux  qui salit un mur trop vieux. 
Pour un peu je ne l’aurais pas reconnu avec ses airs de clochard ; mais l’odeur de bière qui exhale de chacun de ses gestes m’est encore familière quoique plus âpre et vivace que dans mon souvenir. 
Je prends ma voix la plus ferme lorsque j’arrive à sa hauteur. 
Lui, lève la tête à l’énoncé de son nom pour découvrir un nez ensanglanté entre des joues creusées. 
Il ne m’a jamais été facile de détourner le regard d’un malheureux dans la rue, mais à l’instant j’aimerais partir, très loin. 
Son visage renait un instant lorsqu’il me reconnait. J’ai envie de  pleurer durant ce bref moment au cours duquel j’ai dix ans de moins. 

Il tente un pas dans ma direction, puis retombe le long du mur. 
Une onomatopée éclate à notre droite ; l’un des clients du bar s’esclaffe un mégot à la main. 
Je n’ai ni le temps ni l’envie de faire plus que d’exécuter l’importun du regard, ce dont je prends grand soin toutefois.
Déjà l’autre esquisse un nouveau geste d’approche, et dans un grognement me supplie de le ramener chez lui. 
Je suis surpris d’apprendre que nous sommes voisins, ou presque. 
 
Je lui tends mon bras pour qu’il y glisse le sien. Je  le serre contre mon corps, aussi fort que s’il était une jeune fille en talons-aiguilles sur des pavés glissants.
D’un pas à l’autre quelques cent cinquante mètres se déroulent sous nos pieds comme jamais si lentement. 
A droite, puis à gauche, trois pas de plus et nous y sommes. 
Des boules de chatterton usé retiennent par endroits les éclats de verre de ce qui a été une porte vitrée. 
Sa main tremble lorsqu’il rate le trou de la serrure, au contraire de la mienne lorsque je me résigne à empoigner le trousseau de clés.
Je serais bien en peine de décrire l’odeur qui règne dans la pièce unique qui lui tient lieu de logement sauf à dire que deux jours plus tard son souvenir s’amusait à me hanter encore. 
Figé sur le pas de la porte, je le regarde avancer par dessus les tas de linge roulés à même la crasse du sol, avant de s’effondrer sur un matelas couleur de boue.
Je pose ma carte à coté de lui, conscient qu’avant demain elle sera perdue tout aussi loin que le souvenir de mon passage.

Puis, je reprends ma route.

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