Points de jonction

Points de jonction (11)

J’ai passé l’essentiel de la journée du samedi, puis du dimanche sur le canapé, ne me levant que pour aller manger ou me traîner jusqu’au toilettes. J’ai vaguement oublié de me laver, ou de dormir dans mon lit. J’ai fixé la télévision des heures durant bien plus que je ne l’ai regardée.

Lorsque j’ai finalement vu arriver la fin du dimanche, j’ai par miracle trouvé le courage, puis la force de m’extirper de ce canapé, qui m’avait jusqu’alors servi de cocon, et je me suis mis en tête de remettre l’appartement en ordre. Sur le moment, la tache me paraissait sinon insurmontable, au moins extrêmement ardue. Je redoutais bien sûr que Sophie ne rentre avant que je n’aie terminé. Je ne connaissais pas l’heure exacte de son retour, j’éprouvais un stress constant. Je ressentais chaque bruit dans l’escalier comme le signe annonciateur d’une catastrophe qui me semblait à ce moment inévitable.

Si une catastrophe survint, ce ne fut cependant pas celle-là. J’ignore encore comment cela a pu aussi bien se passer, mais la maison était impeccablement rangée depuis près d’un quart d’heure lorsque Sophie pénétra dans notre salon. Seuls les trois jours de vaisselle en train de sécher dans la cuisine restaient des signes visibles de ce qui avait été. J’étais rasé de près, et la douche que je venais de prendre m’avait redonné suffisamment de couleurs pour masquer les restes de mes excès du week-end.

J’ai le plus grand mal à raconter la scène qui a suivi. Lorsque Sophie est entrée, elle était visiblement au bord des larmes. Comme instinctivement, je l’ai prise dans mes bras, j’ai serré fort, je n’osai rien dire, je redoutais chaque réponse qu’elle pourrait donner à mes questions. Enfin, au moment où je m’y attendais le moins, elle a dit cette chose à la fois merveilleuse, inattendue et terrifiante ; « Je suis enceinte. »

J’étais ému comme, je ne l’ai été qu’une fois depuis, j’ai répondu : « C’est merveilleux. » Sophie sanglota, « oui, c’est merveilleux, mais comment on va faire ? » Elle « savait » depuis près d’une semaine, et depuis, elle n’avait osé m’en faire part. Nous avions toujours souhaité avoir un enfant ensemble, mais nous avions toujours remis ce projet à plus tard. Il est vrai que notre situation matérielle ne s’y prêtait pas. Clairement, la grossesse de Sophie m’obligerait à avoir des revenus plus réguliers. Cela impliquait pour moi de trouver un emploi stable, ce dont je me sentais tout à, fait capable. Cela impliquait cependant que je réduise considérablement le temps que je passerais sur mon roman.

Sophie savait à quel point mon travail comptait pour moi. Nous avions jusque là fonctionné d’une manière certes peu conventionnelle, mais qui nous convenait. Sophie aimait énormément son travail, et notre répartition des taches nous semblait équilibrée et nous rendait heureux. La nécessité de remettre en cause cet équilibre était cependant indubitable. Voilà ce qui avait tracassé Sophie durant plus d’une semaine, elle allait m’annoncer une nouvelle qui, elle le savait par avance tout en me remplissant de joie, allait me forcer à remettre en cause ma vie telle que je la concevais, voire à arrêter d’écrire pendant une période prolongée. C’est arrivé à ce stade de son raisonnement que Sophie m’a enfin avoué le pire. Tenant compte de ma passion pour mon travail, elle était arrivée à la conclusion que je serais incapable d’être vraiment heureux si j’étais forcé à faire autre chose. De là, elle avait disait elle compris que tout étais remis en cause… Pire, elle me dit que l’espace d’un instant, elle avait même songé à me quitter.

Je l’avoue, à cet instant, je me suis mis à pleurer. Je lui ai fait toutes sortes de promesses stupides, mais une part de moi savait qu’elle avait raison. Je me suis senti monstrueux à cette pensée, mais, comme Sophie, dans sa finesse l’avait redouté, je lui en voulus un peu de porter cet enfant que j’avais pourtant tant désiré.

Mon problème me semblait insoluble. On dit que choisir c’est renoncer, seulement moi, je ne voulait renoncer à rien, à aucun prix. Je voulais garder ma femme, mon enfant et mon livre, seulement, la réalité rendait à cet instant cette combinaison impossible. La réalité exige que l’on ai suffisamment d’argent pour élever un enfant, seulement moi, je ne rapportais pas assez. Le dernier cheque de mes droits d’auteurs se trouvait au dessus de la télévision. Mon regard se figea sur le montant, il me sembla tellement absurde que j’éclatai de rire.

Il allait me falloir trouver de l’argent, la réalité voulait que je trouve un travail, mais elle me dictait également que ce travail ajouté à ma femme et mon enfant à venir ne me laisserait plus le temps d’écrire sérieusement avant longtemps.

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