Un homme, assis à coté de moi me regardait fixement. Il devait être âgé d’environ quatre-vingts ans. La chose la plus immédiatement notable chez cet homme était sa tenue extrêmement apprêtée. Il portait un costume noir, à la coupe désuète mais qui pourtant semblait neuf. Il s’agissait d’un tissu légèrement brillant, et ostensiblement coupé sur mesures. Le menton de l’homme était posé sur sa main droite au dernier doigt de laquelle brillait une chevalière massive et ornée d’un blason aux formes complexes. Le vieil homme avait dès yeux d’un bleu presque transparent. L’intelligence qui affleurait dans son regard couplée à la fixité de celui-ci créait une impression particulièrement dérangeante qui finit par me tirer de mon travail. La puissance de ce regard était manifeste, l’homme avait sans dire un mot réussi à briser ma concentration, et m’avait -volontairement, mais ça aussi, je ne l’ai compris que plus tard- forcé à lui prêter attention.
L’homme attendit quelques secondes après que mon regard eut croisé le sien puis dit ;
-Vous travaillez, là ?
-Oui, enfin je crois…
-C’est bien.
-Merci.
-Je veux dire, c’est bien ces petites machines. Moi, à mon époque, je devais transporter en permanence des piles de dossiers.
-Ah ? Plus par politesse, j’ai demandé : et quel était votre métier ?
-J’étais avocat, me répondit l’homme dans un demi sourire. Et vous ? Vous travaillez sur quoi ? …sans vouloir être indiscret bien sur…
J’étais comme toujours un peu gêné par cette question. Non, en fait c’est plutôt celle qui la suivait invariablement qui me dérangeait. Lorsque j’annonçait que j’étais écrivain, les conversations se terminaient toujours plus ou moins de cette façon gênante. : « Et vous avez écrit quoi ? Ah, non… jamais entendu parler… »
Le vieil homme, ne posa pas cette question lorsque je répondis. Ce faisant, il commenca à paraître sympathique à mes yeux.
-Moi, je suis écrivain, rien à voir avec ce que vous faisiez.
A ma grande surprise, l’homme répondit :
-Si je puis me permettre, je crois que vous vous méprenez jeune homme.
-Que voulez vous dire ?
-Je veux dire qu’un avocat et un écrivain font selon moi plus ou moins le même métier.
-Je ne vous suis pas.
-Voyez vous jeune homme, le droit est une, langue, les lois sont une grammaire. En droit, une voiture est un véhicule terrestre à moteur, un locataire est un preneur à bail, un avion est un aéronef. Dans la langue qu’emploient les juristes droit, les termes de la vie courante prennent d’autres noms, d’autres formes, ils s’emploient, voire se conjuguent différemment.
-Si vous le dites. J’avoue que j’étais un peu décontenancé, et en fait, pas très intéressé par sa démonstration. Il sembla s’en rendre compte, mais poursuivit cependant.
-Mon travail consistait donc à réécrire les histoires des gens, en utilisant cette langue. Je peux donc affirmer qu’à ma manière, j’étais moi aussi un écrivain. …Où plutôt, j’étais un nègre, si vous préférez ; en ce sens que toutes les histoires que j’écrivais étaient en fait celles des autres.
-Mais, puisque votre travail, c’était de raconter une histoire à un juge… vous deviez forcément prendre parti et être extrêmement subjectif.
-Je ne crois pas qu’il existe une manière impartiale de raconter une histoire… et je sais que vous, entre tous, me comprenez. Il n’y a que des bonnes et des mauvaises histoires, que des bonnes et des mauvaises manières de les raconter. Les histoires sont subjectives par essence.
J’ai rapidement pris congé du vieil homme, et j’ai décidé de rentrer. Cette conversation m’avait marqué beaucoup plus que je ne l’aurais cru au premier abord. En chemin, je me suis arrêté afin de faire quelques courses. Je ne cessais de repenser à la démonstration qui venait de m’être faite, je scrutais chacun des gens que je croisais dans les rayons, je devais avoir l’air dément. Ce qui me dérangeait le plus dans le raisonnement du vieil homme, c’était la facilité avec laquelle il pouvait être transposé presque à l’infini. Selon ce raisonnement ; avec plus ou moins de conscience peut être, avec plus ou moins de talent sûrement, chacun était écrivain à sa manière.
Je m’étais jusque là cru exceptionnel, pas forcément meilleur, mais au moins différent, unique. En l’espace d’une conversation, d’une rencontre, le sentiment de ma propre singularité venait d’être sérieusement remis en cause.
C’est lorsque j’arrivai à la caisse que le vieil homme se manifesta à nouveau. M’apercevant à travers la vitre du magasin, il détourna son chemin pour venir me rejoindre. J’avoue qu’à cet instant, j’éprouvais une certaine appréhension à l’idée de le revoir. Lorsqu’il arriva à ma hauteur, je me rendis compte qu’il souriait et qu’il tenait un objet à la main. Un deuxième regard m’appris que cet objet était en fait le chargeur de mon ordinateur portable. J’avais du l’oublier dans la précipitation et la gène de mon départ.
-Pardonnez-moi de vous déranger à nouveau, me dit-il de sa voix douce et mélodieuse. V ous avez laissé ça en partant. Dans un premier temps, j’ai pensé le garder pour vous le rendre à l’occasion au bar, mais lorsque je vous ai vu…
Je l’ai remercié chaudement. Il est vrai que la perte de cet objet coûteux m’aurait probablement empêché d’écrire durant plusieurs jours. Plusieurs expérience malheureuses m’avaient appris à quel point une pause forcée dans l’écriture pouvait abîmer un roman qui semblait pourtant jusque là bien engagé. L’homme devait avoir vu à quel point son discours m’avait troublé puisqu’il se confondit ensuite en excuses, disant qu’il avait réalisé après mon départ que son opinion avait pu me sembler méprisante à l’égard de mon travail. Je’ lui dit qu’il n’en était rien, ce qui n’était pas un mensonge. Je me gardai cependant de lui révéler mes sentiments exacts.
Je m’apprêtais à partir lorsque il m’arrêta d’un regard et me tendit sa main en disant. « Je m’appelle Maximilien Huet de Francart, et vous jeune homme ? »
Je discutai encore avec lui quelques minutes, nous conversâmes cette fois de banalités, l’homme se gardant bien cette fois de risquer une conversation plus engagée et par la même plus dangereuse. C’était pour moi une forme de politesse mêlée de reconnaissance. Je repris ensuite tant ma route que le cours de mon histoire.