1
Ca se passe au mois de juin, dans un petit immeuble résidentiel aux façades roses et blanches.
Paul est un petit garçon rondouillard de quatorze ans. Il a les yeux verts et des cheveux couleur des blés.
Il vient de sortir de classe. Son sac à dos sur une épaule, il referme d’un tour de clé la cave dans laquelle il vient de ranger son vélo.
Alice habite au cinquième étage. Elle est dans la même classe que Paul mais ils se parlent peu.
Les bords métalliques de la porte vitrée du hall d’entrée claquent bruyamment derrière elle. Paul se retourne et la salue d’un hochement de tête.
Alice a quatorze ans également. Ses cheveux châtains, coupés à la garçonne, mettent délicieusement en valeur ses yeux d’un vert intense. Enfin, c’est à peu près ce que Paul a dit à Kader quand il lui a demandé ce qu’il pensait d’elle. Il lui a aussi parlé de la chaleur de ses seins lorsqu’il a effleuré sa main l’autre jour en arts plastiques. Elle s’était penchée pour ramasser une gomme…Depuis, Paul laisse toujours sa gomme en évidence sur son bureau ; au cas où.
Alice choisit de monter par les escaliers. Elle porte un sweat-shirt noué autour de la taille pour cacher des hanches qu’elle trouve trop rondes.
Comme en général, il ne sait pas quoi dire lorsqu’il est seul avec Alice, ce qui arrive de toute façon rarement, Paul choisit de rejoindre l’appartement de ses parents – au troisième- par l’ascenseur. De toute façon, il n’aime pas trop les escaliers. Trop fatigant…
2
Pour la première fois depuis longtemps, Alice ouvre la porte de l’appartement avec un réel enthousiasme. La journée s’est si bien passée ! Elle est première de sa classe. Son seize sur vingt de moyenne lui a valu les félicitations du conseil de classe. Et encore, le sport fait baisser sa moyenne… Mais ce qui a fait le plus plaisir à Alice, c’est le commentaire de Mme Demeleumeister, la prof de français : « Tous mes encouragements à une élève très talentueuse ».
Alice apprécie beaucoup Mme Demeleumeister. Plus tard, elle sera professeur de français, comme elle. Ou pourquoi pas écrivain.
Après un rapide coucou à sa petite sœur Marie-Agnès qui fait une réussite dans la cuisine, Alice se dirige vers le salon.
Alice n’a pas de chambre car l’appartement est trop petit. Elle et sa sœur dorment dans des lits-placards. Alice fait doucement descendre le sien. Coincé entre deux ressorts se trouve son cahier de poèmes.
Elle y compose ses propres œuvres (qui sont ma foi plutôt pas mal, merci de l’avoir demandé) à côté des textes de René Char, Péguy et Saint Exupéry.
Etendue sur son lit, Alice relit et corrige son cahier. Elle rêve. Un jour elle sera Zola ou Saint Ex.
3
Paul vient de finit son goûter. Il se brosse les dents dans la salle de bains. Ses parents ont eu la bonne idée d’acheter et de réunir deux appartements. Ils disposent ainsi de deux chambres et d’une salle de bains. Les autres appartements de ce vieil immeuble construit à la hâte après-guerre, eux, n’en disposent pas.
Paul s’est toujours demandé comment les autres résidents de l’immeuble supportaient de se laver dans l’évier de la cuisine. Il suppose que l’on finit par s’habituer à tout.
Maman essuie la table du goûter, papa se repose dans la chambre. Paul en profite pour q’installer devant la télé.
Les choses sont bizarres à la maison depuis que papa est malade. Il dort beaucoup et maman fait beaucoup plus de choses à la maison.
Depuis l’été dernier, papa a attrapé une maladie qui fait fondre ses muscles. Il maigrit beaucoup, il devient tout faible.
Cet hiver, lorsqu’ils sont partis marcher en forêt tous les deux, papa n’avait même plus la force de conduire pour rentrer à la maison. Il a demandé à Paul de passer les vitesses à sa place.
Maintenant, il y repense à chaque fois qu’il monte à l’avant d’une voiture.
Depuis une semaine, papa ne coupe plus sa viande tout seul. Depuis six mois, il se servait d’un opinel car le manche épais tient mieux dans sa main molle.
A la maison, la routine tient bon…on s’habitue à tout.
Paul est souvent contrarié. Depuis que papa n’est pas bien, il n’a plus jamais l’occasion d’avoir la maison à lui seul.
A l’instant, il pense simplement à Sangoku qui fout une trempe à Freezer à al télé. La télécommande dans la main, il rit.
4
Le repas se termine doucement. Alice et Marie-Agnès finissent leur assiette en silence. Les deux filles regardent en tremblant leurs parents entamer leur troisième brique de rouge.
Alice n’a vraiment pas envie de les voir boire ce soir. Elle a tant de choses à leur dire à la fin du repas. Ce n’est pas tous les jours qu’on annonce à ses parents ce que l’on veut faire de sa vie.
Elle aura son bac, un bac littéraire ! Enfin, ils seront fiers d’elle ! Elle fera mieux qu’eux deux réunis. Bientôt, elle sera heureuse. Bientôt, tout ira bien.
5
Une paire d’écouteurs sur les oreilles, Paul fait la vaisselle en chantant.
Avant, papa la faisait tout le temps alors Paul pense que maintenant c’est à lui de la faire.
Hier soir, il a surpris maman en train de la refaire après qu’il soit parti se coucher. Il n’est pas très sûr d’avoir compris pourquoi.
Son tee-shirt est trempé d’eau de vaisselle lorsqu’il revient dans le salon. Maman fume frénétiquement sur son canapé. Le journal de la 2 est en train de se terminer.
La tête de papa repose lourdement sur le dossier de son fauteuil. Son visage est crispé comme rarement.
Il demande à Paul de l’aider à se lever. Ils vont regarder le film tous les deux dans la chambre. Papa a envie de s’étendre.
Maman décide de rester dans le salon. Paul ne comprend pas vraiment pourquoi, mais pour tout dire, il ne se pose pas vraiment la question.
Paul ressent pour la première fois une inquiétude réelle lorsqu’il prend sur ses épaules ce père qu’il découvre maintenant incapable de marcher.
Il se dira plus tard que sa vie d’adulte a commencé à cet instant, durant les quelques mètres qui séparent le salon de la chambre de ses parents.
Il priera longtemps dans l’espoir de ce jour où il pourra reprendre, enfin, son enfance là où elle s’était arrêtée.
Deux étages plus haut, Alice non plus n’en mène pas large. Lorsque son père a appris son projet, il est entré dans une rage que l’alcool a aidé à rendre folle.
Que sa fille ait des velléités de faire des études lui paraît déjà risible. Elle a peut être réussi à amadouer ses professeurs jusqu’à présent, mais lorsque les choses deviendront sérieuses, là ; elle comprendra qu’elle est loin d’être assez intelligente. Et ce ne sont pas les conneries qu’elle lit à longueur de journée qui l’aideront. De plus , la perspective d’un bac l’empêcherait de contribuer aux charges de la maison, comme elle pourra le faire dès qu’elle aura seize ans.
Après quelques minutes de monologue, celui que ses filles appellent entre elles le « père fouettard » ou encore « fachoder », se met en tête de se montrer à la hauteur de ses tristes surnoms.
Marie-Agnès est enfermée dans le placard. Elle ne pleure pas. Elle a l’habitude.
Le père fouettard, avec son humour singulier, a offert un étrange cadeau à Alice pour ses douze ans. Il s’agit d’un martinet. Cet objet possède, pour le père d’Alice, la double vertu de maintenir l’ordre sous son toit et de lui faire économiser sa ceinture.
Alice le voit bien, son père a à l’instant très envie de lui rappeler ce qu’est l’ordre. Dans sa tête, Alice entame une prière à la vierge.
7
La chambre est éclairée par la lumière douce de la lampe de chevet de papa.
Paul est assis par terre au pied du lit. C’est sa place dans cette chambre. C’est à qu’il vient dormir, lové dans sa couette lorsqu’il fait un cauchemar. C’est donc là aussi que papa le réveille en trébuchant sur lui dans la demi-lumière du matin.
Papa était vraiment crevé. Il a dit à Paul de choisir le film. Même s’il est quasiment certain que ça ne plaira pas trop à papa, Paul a mis « Hot shots », le film de la une. Ca fait longtemps qu’il voulait le voir.
Papa n’a rien dit depuis que Paul l’a étendu dans le lit. Paul est entièrement absorbé par le film. A l’écran, Charlie Sheen est attaché. Une parodie de soldat irakienne fait mine de le torturer. Il lui demande « Ou sont les missiles localisés ? » Charlie, déguisé en caricature de Rambo ne se démonte pas. Il éructe « tout près ».
Le soldat le frappe « Où ça ? ». Charlie lui crache au visage « Dans ton cul ! ».
Paul éclate de rire. La lourdeur de ce gag grossier libère en lui un rire incontrôlable.
Dans son dos, papa tousse faiblement. Paul se retourne distraitement. Papa dort. Sur l’écran, Charlie massacre frénétiquement les irakiens.
Alice est à terre. Des perles rouges pointent ça et là sur les longues traînées pourpres qui lui sillonnent le dos.
Alice n’a pas mal. Elle ne pleure pas. Elle regarde les morceaux de son cahier qui tombent tristement à terre comme une lente pluie de larmes.
Alice ne comprend pas, Alice n’accepte pas. Elle essaie de prier mais n’en a plus la force.
La dernière phrase du Christ sur sa croix résonne dans sa tête et prend soudain la force d’une absolue vérité « O père pourquoi m’as-tu abandonné ? ».
Un pigeon passe à quelques centimètres de la fenêtre du salon.
Alice s’élance à sa suite. Bientôt tout ira bien. Bientôt.
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9
Le film est terminé. Paul est dans son lit. A l’instant, lorsqu’il s’est levé pour embrasser papa avant d’aller lui-même se coucher, il n’a pas réussi à le réveiller.
Il a couru dans le salon, Maman fumait toujours sur le canapé. Elle lui a dit que c’était normal, qu’à cause de sa maladie papa était très fatigué, qu’il devait le laisser dormir.
Lorsque Paul a fermé la porte de la chambre, maman était déjà couchée. Elle tenait papa dans ses bras.
Paul est inquiet, il sait. Non…Maman lui a dit que tout va bien. Il ferme les yeux et s’endort instantanément.
Par la fenêtre, une ombre passe, puis s’écrase sans bruit. Paul est endormi. Dans son rêve, il serre Alice fort dans ses bras.