six nuits

six nuits (2/6) : la femme aux yeux de pluie

Deux citronniers se dressaient, sûrement plantés dans leurs pots en tek. Gages certains de légitimité et de bon goût, ils se trouvaient là, impromptus, arrogant, à l’entrée du restaurant, sur ce trottoir crasseux, où pourrissaient quelques feuilles emmêlées dans un emballage industriel.
 
C’était là, dans ce restaurant branché que Driss lui avait donné rendez-vous. Sophie s’avance, dépasse les citronniers et pénètre dans l’établissement ; prétentieux, forcément.
Driss est maintenant en face d’elle ; en costume Prada bleu nuit, assis sur un canapé Phillip Starck. Il esquisse un demi-sourire en la voyant arriver. Il rougit même un peu.
 
Sophie est habituée à provoquer ce genre de réaction chez un homme. La jupe courte qu’elle a choisi a visiblement un effet certain sur le jeune homme dont les yeux, puis la tête, se dandinent légèrement au rythme de ses pas qui s’approchent.
 
Décidée à ne pas ménager ses effets, Sophie se penche lentement pour l’embrasser, prenant bien garde à ce que le regard de Driss vienne accrocher son 90C, puis elle s’assied.
 
Le couloir est long et blanc. Une moquette lie de vin élimée, illusion d’un luxe passé, ouvre la voie vers l’infinité des chambres.
 
Un numéro : le trois cent cinq, est inscrit en lettres dorées légèrement rayées. Driss sort de sa poche la carte magnétique que le réceptionniste, glacial, lui a remis et la glisse dans la fente adjacente à la poignée.
 
Il ouvre la porte, se tourne vers Sophie. Il esquisse un sourire gêné. La jeune fille est froide depuis leur entrée dans l’hôtel. Driss est nerveux, fébrile, excité, mais aussi gêné.
 
Driss se surprend à souhaiter leur crever les yeux avec le stylo qui se trouve dans ses mains et sur lequel il passe son stress depuis maintenant de longues minutes.
 
D’un regard autoritaire, il fait signe à la jeune fille d’entrer. Celle-ci s’exécute mais ne montre ni surprise ni aucune autre émotion.

 La chambre fait écho au couloir. Un carrelage, des murs blancs, une porte rouge qui s’ouvre sur une salle de bains minimaliste. Un cadre au-dessus du lit tente maladroitement de donner une personnalité au lieu par ses formes et ses couleurs improbables.
 
Sophie sourit au jeune homme pour le mettre en confiance. Il est nerveux et cela l’inquiète. Leur comportement devient vite imprévisible lorsqu’ils sont nerveux. Elle sait qu’elle doit le rassurer, lui laisser penser qu’il la domine, pour garder un semblant d’emprise sur lui.
 
De sa voix la plus enjôleuse, elle lui demande d’être gentil, de prendre une douche rapide, parce que c’est mieux pour elle.
 
Il se lave vite, glisse, se cogne le pied en sortant de la douche, pousse un cri étouffé, jure. Sophie ne peut s’empêcher de sourire. Il s’en rend compte. Son regard se durcit.
 
Lorsque le jeune homme sort de la salle de bains, la taille enserrée par une serviette maladroitement nouée, Sophie est penchée sur l’interrupteur de la lampe de chevet. Sa jupe se relève, mécaniquement, découvrant le galbe de ses cuisses fermes. Driss sent de l’électricité passer entre ses cuisses. Il s’avance, veut la prendre là, comme ça.
 
D’une main, elle dénoue le foulard de son cou. De l’autre, elle s’empare de la lampe, la pose à terre puis la couvre. Deux pas vers l’interrupteur principal et la pièce se trouve plongée dans la pénombre.
 
Féline, la jeune fille s’approche de Driss. Elle fait glisser lentement la main sur le ventre du jeune homme, plonge dans ses yeux un regard prédateur, puis lui demande :
  • « Tu te souviens de ce qu’on avait convenu ? »
Driss sort de sa poche quelques billets préparés à l’avance. La jeune fille semble déçue.
D’une voix ferme, elle lui demande :
  • -« Je pensais que je te plaisais ? »
 
Résigné, le jeune homme sort une deuxième liasse, elle aussi préparée.
Driss est un peu soulagé, le bluff est terminé. Les choses sérieuses peuvent enfin commencer.

Les gouttes brûlantes fouettent le visage de Driss. La lumière de la salle de bain, réfléchie par les carreaux blancs scellés au sol et aux murs, est aveuglante. Dans les yeux du jeune homme, un dos se cambre, une bouche, des cuisses s’ouvrent.
 
Son rythme cardiaque n’a pas faibli depuis qu’il a mis Sophie à la porte, quelque peu soulagé qu’elle s’en aille.
 
Certes, il avait joui, rapidement, violemment, mais quelque chose clochait. Peut être cette absence d’émotion pendant qu’il la baisait. Son regard l’avait glacé. Oui, elle s’était laissée prendre comme il l’avait voulu, mais à aucun moment elle ne s’était donnée.
 
Driss passe la main près de son visage. Il veut sentir une dernière fois l’odeur du sexe de cette fille, la posséder une dernière fois.
 
Il sort de la douche. L’odeur anonyme du savon bon marché de l’hôtel a maintenant effacé toute trace de la jeune fille sur son corps.

Nu, Driss avance dans la chambre. Le lit est en désordre. Ses vêtements sont éparpillés à terre. IL ramasse son blouson, met la main dans sa poche intérieure. Il fait émerger la boulette de shit de la doublure. Il sort son briquet, commence à effriter.
 
Après le corps, Driss décide de se stériliser également la tête.
Lorsqu’il se réveille, le soleil est déjà haut. Le téléviseur est allumé. Sur l’écran, Driss ne voit que les yeux de Sophie, vides, froids, obsédants.
 
Driss attrape son briquet sur la table de nuit. Il trébuche sur la lampe de chevet, s’écroule dans un cri. Il se relève, le genou en sang. Son regard rencontre le tableau au mur, il se fige.

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Comme hypnotisé, Driss reste de longues heures assis sur le lit. Dans sa main, une cigarette se consume. Une femme de chambre à la peau brune et à l’accent marqué finit par le tirer de sa rêverie.
 
Maintenant habillé, Driss se dirige vers la porte. Sans conviction, il se retourne vers l’employée et lui demande :
  • – « Pardonnez-moi madame…Sauriez-vous le nom de ce tableau ? Il est…saisissant ».
A sa grande surprise, la femme de chambre est en mesure de lui répondre. Malgré le hurlement de l’aspirateur, la réponse résonne dans la tête du jeune homme, fracassante, évidente.
  • « Ce tableau ? Oui je connais son nom. C’est le même dans toutes les chambres. Il s’appelle La femme aux yeux de pluie ».
La porte se referme. Quelque part, Sophie pleure.

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