six nuits

Six nuits (1/6) : Le retour du capitaine

1
Dans mes souvenirs, il y avait une route bordée d’arbres. Une départementale sans grand charme comme il en existe des milliers.
Zoom. Je suis au volant de ma Mercedes neuve, mon nouveau jouet. Je suis avachi sur mon siège, les yeux à demi clos, le front tendu. Ma ceinture est détachée. Je ne la boucle jamais, elle laisse des marques sur mes vestes de costume, ce qui a le don de m’énerver.
 
Sans vraiment prêter attention à la route – dix ans à la parcourir m’en ont de toute façon révélé la moindre bosse – je tente sans succès de chasser de mes pensées le bruit des livres de compte, le scintillement de l’écran de mon ordinateur, l’odeur de peinture fraîche qui règne dans mon bureau.
Non, j’ai menti. Ce à quoi j’essaie de ne plus penser, c’est au regard de ma secrétaire lorsque je lui ai refusé la prime qu’elle espérait depuis longtemps.
 
Les détails s’estompent. Pourtant, c’était hier. Je ne me souviens que de ce bruit de céréales écrasées lorsque la Mercedes s’est engouffrée sur mon chemin de graviers.
Je me rappelle aussi de la lumière de mes phares, fragmentée sur la masse métallique de mon portail automatique en une infinité de reflets irisés.
 
Une pression de mon doigt sur une télécommande, un bruit de clés dans ma poche. Derrière moi, le bruit de l’eau dans la piscine.
2
 Je vivais seul dans cette grande baraque de trois cent mètres carrés. Des meubles choisis avec soin ; c’était un lieu dans lequel tout avait été pensé pour exprimer l’ordre, l’harmonie. Ma maison, comme mes idées, se devaient d’être en ordre, rangés, d’une logique implacable.
 
Vous l’avez compris ; mon apparence, mon logement et mon moyen de locomotion se devaient d’être le reflet absolu de ce que j’étais : un être intelligent – probablement plus intelligent que vous. Ne vous vexez pas…- froid, efficace, naturellement de bon goût, mais surtout : sans aucune saveur.
J’étais à l’image de mon salon, l’un de ces tableaux que l’on regarde dans les musées, dont on admire la facture, la virtuosité de la technique, mais que l’on est finalement heureux de laisser dans la vitrine en partant.
Au centre de la pièce, un snooker. Drap vert, évidemment. 
 Au dessus de la table, une lampe diffusait une lumière douce. En écho, les portes miroitées du bar assuraient l’harmonie de l’ensemble.
 
Je me suis dirigé vers le bar. La bouteille de Martini était encore quasiment pleine. Etendu sur le sofa, je regardais mes idées s’enfuir puis revenir dans les spirales nacrées dont le mouvement imposé son rythme lent à deux îlots glacés, auxquels je ne laissais guère le temps de rafraîchir le contenu de mon verre.
Minuit à ma montre. J’avais la gorge sèche, un goût amer dans la bouche. 
La lampe de la cuisine m’éblouit. Les bulles pétillaient à mon oreille, me calmaient. J’ai bu l’Efferalgan dont le goût me fit regretter mon Martini. Quelques secondes plus tard, je résistais à l’idée d’entamer une nouvelle bouteille.
 

 [photo]

3

La lumière de ma chambre était allumée. Je n’en fus pas surpris. Je n’étais de toute façon pas en état d’être surpris par quoi que ce soit.
 
 Lorsque je posais le pied sur l’épaisse moquette de la chambre, la figurine se brisa dans un bruit de coquille d’œuf. L’enfant poussa un cri de colère. Une multitude de briques de Lego s’étalaient projetées d’un bout à l’autre de la pièce. Cet océan de pièces de plastique gravitait littéralement autour d’un petit garçon qui imposait son mouvement au fur et à mesure qu’il choisissait, puis rejetait les briques selon son envie. Dans ses mains ; naissait un assemblage aux formes improbables.
 
L’enfant était d’un blond très clair. La lumière qui régnait dans la chambre faisait émerger ça et là des reflets blancs dans les longues mèches qui tombaient lourdement sur son front. Une profonde détermination, une joie passionnée, brillaient dans ses grands yeux verts.
 
Tout à son œuvre, il prit cependant quelques secondes pour lancer un regard courroucé à l’intrus qui venait d’assassiner maladroitement un de ses personnages.
A mon grand désarroi, je rougis et me hasardai à demander : 
  • – Qu’est-ce qu’il t’es arrivé ? » en pointant un index engourdi vers le pansement qui lui barrait la joue gauche.
  • – Ah, ça ? Je suis tombé contre un banc. Le morceau de métal est rentré, ça a fait ça.
 Je me risquai à nouveau :
  • – Tu n’as pas eu trop mal ?
Son « ben si » irrité me fit prendre conscience de la stupidité de ma question.
Plus assuré, je l’interrompis encore :
  • – Il est beau ton bateau…
J’avais enfin touché juste : il leva la tête et me regarda enfin dans les yeux.
  • – Comment tu sais que c’est un bateau ? Il est pas fini…
Sans répondre, je me suis baissé, j’ai ramassé la petite figurine dont les bras n’étaient en fait que déboîtés. Une fois ressuscité, je mis le capitaine à la barre de son bateau.
C’était bien lui le capitaine. Comment je l’ai deviné ? Mais enfin : c’était le seul à avoir une moustache.

4

L’eau coulait dans la salle de bains. Une jeune fille blonde jouait avec les amas de mousse qui naviguaient le long de son corps.
Le creux de ses seins émergeait, crique merveilleuse, blanche, au goût de pêche.
 
Elle était aussi belle que lorsque je l’avais laissée. J’eus subitement envie de lui faire l’amour, là, sans rien dire, sans penser à rien.
 
Je m’en voulais d’avoir oublié si longtemps l’odeur de sa peau, le bruit de son souffle, le goût de son sexe.
Mais plus que tout, je m’en voulais d’avoir été lâche, d’être part sans lui parler, d’avoir eu peur de l’aimer.
 
Après ça, ce dont je me souviens, c’est d’être retourné dans la chambre, d’avoir ramassé les clés de ma voiture posées sur le bar dans le salon.
 
J’ai allumé une bougie. Après un détour par la cuisine, je suis parti.

 5
 Le gaz mit quelques minutes à éteindre la bougie.
 Les formes jaunes et noirâtres qui s’échappaient de la maison dessinaient une flotte de navires vaporeux bientôt expulsés par le vent.
 
Assis sur le capot de la voiture, je suis resté là un moment. Ce sont les sirènes qui m’ont tiré de ma rêverie. Je me suis remis au volant.
 
J’ai conduit longtemps, avant que la voiture ne décide de s’arrêter dans un toussotement asthmatique. Les lumières des Saintes Maries de la mer me guidaient ; phare providentiel pour le navire piéton que j’étais. A ma gauche, je vous le jure, un flamant rose m’a souri.
 
Je suis enfin sur la plage, pieds nus, un bateau de plastique aux formes irrégulières se trouve dans ma main. Je l’avais oublié.
 
J’avance lentement, l’eau est froide mais je n’y prête pas vraiment attention. Mon corps se raidit, les vagues me bercent.
 
Un galion s’éloigne. De la cabine arrière, Sophie me fait signe.
 
Je passe la main, lentement, sur la cicatrice qui me barre la joue et me sculpte un visage de corsaire. Dans le reflet de l’eau, un enfant, enfin, me sourit.




Laisser un commentaire