à vif, SNCF

Après le placard

On connaît tous des gens qui ne supportent pas la moindre contrariété.

J’en connais un qui frappe des deux pieds sur le sol au moindre ralentissement de son ordinateur.
Et un autre qui part rouler des heures en voiture dès qu’une déception se présente.
Lucien quant à lui se mettait dans des colères redoutables au moindre retard de train.

Les agents de la SNCF l’avaient repéré à force et préféraient s’enfermer dans leur local plutôt que de l’entendre réclamer des explications.

On peut les comprendre, bien sûr, pourquoi supporter une soufflante au nom de l’institution quant soit même on est fidèle au poste, et totalement étranger à ce que subissent les usagers ?

Pourtant, il n’est pas bien impressionnant Lucien quant il s’énerve, avec sa voix haut perchée et sa couronne de cheveux gris.

S’il lui prenait l’envie de vous frapper, les épaisses bagues qu’il porte à chaque doigt feraient bien quelques dégâts. Mais son truc à Lucien c’est de râler bien fort, puis de souffler jusqu’à ce que ça passe.

Je le sais bien moi. J’en ai passé des heures à attendre des trains, sur un quai à coté de lui.

Pourtant, on a mis quelques années à se parler avec Lucien. Ses agacements permanents m’amusaient mais ne m’incitaient pas à lier connaissance.

Mais un jour, les muscles figés par le mistral glaçant et lassé d’avoir trop attendu un train au départ  sans cesse retardé, j’ai proposé de partager un taxi.

Lucien a eu l’air embêté tout d’abord, il a bredouillé puis grogné, puis bredouillé à nouveau avant de consentir de bon cœur.

Assis à l’arrière du taxi, les mains tendues vers l’arrivée du chauffage on s’est enfin parlés.

Et c’est là que j’ai compris que la colère qu’il exprimait contre tout, rien, les quais de gare, les trains en retard n’avait rien à voir avec ce  qu’il lui faisait vraiment de la peine.

Je lui ai demandé où il travaillait et son expression s’est faite agacée et nostalgique à la fois.

Il faut dire que Lucien travaillait pour une marque de prêt à porter encore connue, mais dont la réputation avait pâli et se rétrécissait depuis tant d’années qu’il ne restait plus beaucoup de bien à en dire.

Bien des années plus tôt, Lucien était styliste. Mais ça, c’était bien avant la revente à un repreneur sans imagination, avant la fermeture des magasins et le plan social.

A l’époque, Lucien s’était mis en première ligne pour défendre la marque et ses salariés. Il avait multiplié les communiqués, les conférences de presse et les manifestations.

Puis la poussière était retombée et les magasins avaient fermé.

Resté représentant du personnel, Lucien ne pouvait légalement être licencié.
Alors il s’était réveillè, sinon au placard, derrière la caisse du Musée.

Et Lucien avait fané comme un tournesol à qui on retire son astre. Et il s’était mis en colère, pour des années.

Il avait conservé son emploi mais il avait perdu son travail.

D’autres auraient surement fait leurs valises et seraient partis voir ailleurs si leur talent n’était pas mieux apprécié.

Lui s’était accroché au contraire, comme pour ne pas démentir sa réputation d’emmerdeur.

Et au terme d’une décennie, la vie a fini par lui donner raison.
Un jour, la presse régionale a titré sur le rachat de la marque qui emploie Lucien.

J’ai lu l’article avec attention et je me suis inquiété un peu lorsque le journaliste a évoqué les ambitions des repreneurs et le recrutement d’une nouvelle styliste.

Alors le soir mème, je suis allé m’asseoir à coté de Lucien tandis qu’on attendait le train.

Et l’expression de son visage m’a immédiatement  rassuré.
Depuis, Lucien travaille en binôme avec une jeune styliste. Ils semblent très copains lorsqu’on les croise. Et mieux que ça, ils ont l’air de s’admirer mutuellement.

Si vous croyez impossible de rajeunir, venez parler à Lucien. il a passé l’age de la retraite mais c’est un jeune homme à nouveau, qui n’a pas l’intention de gâcher l’occasion qui lui est donnée de faire ce qu’il aime.

Leur collection à tous les deux s’est attirée des compliments un peu partout dans la presse.

Lucien râle encore à l’occasion lorsqu’on le croise sur les quais de gare. Mais c’est seulement par habitude.
Il est trop occupé à être heureux pour se perdre en colères inutiles.

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