à vif, reverie

Autour d’un verre de plus [Fiction]

Lorsqu’Elle est entrée dans le bar, j’égrainais les mots de cette voix douce et calme qui seule parvient à convaincre Lucie de m’écouter. 
Et, je le sais bien, Elle ne se serait pas assise comme ça à coté de moi si je ne lui plaisait pas au moins un peu.
 
Je l’aime bien Lucie, avec tendresse et douceur. 
Cela doit faire un peu plus de dix ans qu’elle se prostitue à deux rues d’ici. 
Je ne lui ai jamais demandé par qui ces dents cassées et ces brûlures qui lui creusent le visage lui étaient arrivées de peur que soudain elle renonce à ce petit sourire qu’elle m’offre lorsqu’elle me voit passer.
Moi, en échange, je lui remplis à l’occasion ces formulaires auxquels elle refuse de comprendre quoi que ce soit. 

J’étais en train de lui rédiger une aride déclaration de changement de situation à destination de la sécurité sociale lorsqu’Elle est montée sur le tabouret voisin dans un sourire. 
 
Je devais avoir l’air d’un type bien à ce moment là.

 

Très vite, Lucie est partie avec son formulaire et son petit visage brisé, et Elle en a trouvé prétexte pour entamer la conversation : 
  • « C’est bien ce que vous avez fait pour elle »
  •  » Ce n’est pas grand’ chose »
  •  » Vous travaillez à la sécu ou c’est juste un passe temps ? »
J’ai probablement rougi un peu au moment de répondre : 
  • « Je me passionne pour la paperasse depuis tout petit. A dix ans déjà je gribouillais sur les déclarations d’impôt de mes parents ». 
  •  » Ah ? Et sinon, comment gagnez-vous votre vie ?»
  • « Je vole les gens. »
Elle sourit avant de lâcher, mutine ; 
  •  » Vous braquez des banques ? »
  •  » C’est précisément l’inverse. Je ne vole pas la banque ; je travaille pour elle. Ceux que je pille ce sont les clients.  »
Cette fois elle opine dans moue bienveillante et me dit qu’elle voit de quoi je parle.
Mais je n’ai jamais été aussi sérieux. Je comprends bien qu’elle pense que je fais de l’esprit, or elle se trompe. 
J’ai les yeux plongés dans le noir sidéré de son regard, comme saisi de vertige et fasciné à la fois.
Il n’y a plus rien autour, plus de distance pas de futur et moins encore de conséquences, alors je continue sans attendre.
  • « Je ne suis pas un banquier au sens qui vous vient immédiatement à l’esprit. Je ne suis pas celui qui vous propose de clôturer votre timide livret A au profit de ce PEA qui ne peut qu’évaporer vos économies. Je suis celui qui vient après, lorsque vous allez mal. C’est moi qui ferme le robinet, bloque chéquiers et carte-bleue avant de vous forcer à rembourser bien plus d’argent que vous ne pensiez en devoir « .
Ça y est, je l’agace. Elle tourne la tête de droite et de gauche avec cette attitude de biche traquée qui cherche une issue. 
Sa voix a déjà changé lorsque Elle m’interroge : 
  • « Vous travaillez au service du contentieux c’est cela ? »
  •  » Si un jour un vous omettez de payer votre crédit immobilier deux mois de suite, c’est bien moi qui vous enverrai l’huissier. 
Elle ne désespère pas de moi, et tente de me raisonner avec des balivernes trop entendues sur l’utilité de mon métier, mais Elle a tort. je suis déjà trop loin. 
  •  « Ce que vous devez comprendre, ce que j’ai tout intérêt à ce que vous ayez des problèmes. La banque a pris hypothèque sur votre maison à l’occasion du prêt. Nous sommes certains d’être payés. Mais vous, si vous avez un souci, vous n’avez pas idée de ce qu’il va vous coûter. Je commence par vous envoyer un lettre qui vous signifie la « déchéance du terme ». C’est un moyen un peu plus élégant pour vous dire de rembourser le solde de votre prêt en une seule traite… et sous huit jours bien sûr. Mais ce n’est pas tout. Parce que votre contrat prévoit une indemnité de 7% sur ce que vous restez nous devoir. C’est drôle non ? Puisque vous avez du mal à payer, ça devient plus cher. Il ne faut pas croire, on a de l’humour. Et je ne vous ai pas encore parlé des intérêts moratoires. C’est drôle aussi les intérêts moratoires… »
Au moment où elle se lève, je réalise seulement que je ne connais pas son nom.
J’ai beaucoup trop bu mais je me fais servir un autre Martini alors que déjà elle s’éloigne. 
J’ai finalement réussi à lui faire admettre ce que je ne sais que trop. 
Je ne suis pas un type bien.

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