six nuits

Six nuits (5/6) : machine à reves

1
Le soleil se couchait sur Paris. Une fois de plus. Le bouclier déflectique qui entourait la planète donnait au ciel une lueur vert pâle, colorée à cette heure de reflets pourpres et violacés. Kobe Konrad, président de Gaumont Industries contemplait, debout face à la haute fenêtre de son large bureau, le monorail qui survolait lentement les Champs Elysées. Le bureau était plongé dans la pénombre. Les seules ombres de la ville dessinaient ça et là des formes fuyantes. Les objets fixés aux murs semblaient s’animer pour devenir des monstres mythologiques. Ces objets étaient les vestiges d’un temps révolu. Des caméras, des costumes, des projecteurs. Un temps dont Konrad pensait être seul à se souvenir. L’époque à laquelle sa société était encore un studio de cinéma s’était désormais figée dans les livres d’histoire. Figée par la machine à rêves.
 
 La machine à rêves. Un coup de génie qui avait à la fois sauvé sa société de la ruine et détruit son rêve. Konrad était l’un des derniers représentants d’une génération qui avait connu le cinéma. Le cinéma était une affaire de magiciens. Des artistes qui avaient encore des choses à dire, des histoires à raconter.

 Konrad tenta de se reprendre. L’heure n’était pas au sentimentalisme. Pas en un pareil moment.Le contrat qui liait sa société et Childe Harold, l’inventeur de la machine, touchait à sa fin. Dans vingt-quatre heures, ce fou de savant serait libre de vendre les droits sur son invention. Et comme de bien entendu, celui-ci avait disparu depuis maintenant six mois. 
Six longs mois ; Konrad s’en voulait de ne pas s’être inquiété plus tôt de ce problème. Il avait été tellement absorbé par le lancement de la nouvelle version de la machine ; le modèle « Wonderland », qu’il n’avait pas pris garde au reste du monde.Non ; il ne pouvait pas laisser cet abruti faire tout capoter. Pas maintenant.L’intercom se mit en marche ; le visage de Byron, le chef de la sécurité de Gaumont apparut par transparence à la fenêtre. 
  • – Ça y est, on l’a localisé, monsieur. 
  • – Quattendez-vous pour intervenir, abruti ? 
  • – Justement, monsieur. Nous n’avons pas discuté des éventuelles mesures à prendre au cas où il refuserait de nous suivre, ce qui, vu les circonstances, semble plus que probable. 
  • – Ramenez-le-moi ici, vivant, à n’importe quel prix, par n’importe quel moyen. 
  • – Suis-je assez clair ? 
  • – Bien monsieur.
Le visage de Byron disparut de la fenêtre, replongeant le bureau dans l’obscurité. La
main posée sur sa nuque, Konrad se mit à pleurer.

2

Enfin, les voyants lumineux s’allumèrent en rythme. L’homme se releva, le visage noyé de larmes et de sueur. Son visage se reflétait distinctement sur le métal poli. Il regarda la machine se mettre en route comme s’il s’agissait de son propre cœur. Son regard s’était maintenant figé en une éruption de joie démente.

Une porte s’ouvrit sans bruit à l’autre bout de la pièce. Lentement, une masse métallique à la forme vaguement humanoïde s’approcha dans un bruit où se mêlaient les cahots de l’usine et du temps.
L’homme se retourna d’un saut à pieds joints et s’écria :

  • Ah, te voilà ma vieille Alix ! 
  • Oui professeur Harold. C’est l’heure de votre repas professeur Harold.


La voix de l’androïde contrastait avec ses formes rugueuses ; le professeur regrettait parfois de ne pas lui avoir donné un aspect plus agréable. Toujours cependant il se ravisait : si Alix avait un aspect plus réaliste, si elle n’avait pas de temps en temps une lenteur mécanique, un craquement dans sa voix, il finirait certainement par un jour la croire humaine…
 
Harold ramena lentement à sa bouche la timbale cabossée et avala comme à son habitude, sans émotion, le liquide épais quAlix lui servait trois fois par jouir à heures fixes depuis…Depuis combien de temps ? Il n’en était plus très sûr.

Quand il travaillait ainsi, le temps avait tendance à se dilater, puis à se rétracter jusqu’à perdre toute substance. Pour garantir le secret de ses travaux, et surtout celui de se présence en cet endroit, Harold avait fait en sorte que son laboratoire ne dispose d’aucune fenêtre ni d’aucune autre sorte d’ouverture directe vers l’extérieur. La conséquence à long terme de cette disposition des lieux était qu’il avait peu à peu perdu toute notion du jour et de la nuit. Il ne cédait plus désormais au sommeil que lorsque cela lui était vraiment indispensable, lorsque la fatigue nuisait à sa concentration et mettait par conséquent ses travaux en danger.
 
Childe Harold détestait dormir. C’était en effet juste avant de s’endormir qu’il ressentait le plus la présence de « l’autre ».
 
Mais désormais, tout cela n’avait plus d’importance.
 

 3
Avant de partir, le professeur décida d’aller faire un dernier tour dans le parc. A sa grande surprise, le soleil se couchait. Les pluies acides, que le contrôle environnemental n’arrivait pas toujours à réguler, avaient fait de son gazon une masse de formes jaunies et même noirâtres par endroits.
A sa gauche, un mélange boueux de terre et de poussière amalgamés s’étalait au fond de la piscine sonique.
 
Childe se rappelait de l’antique piscine sonique dans le jardin de ses parents. Il se revit en train d’y pousser Chiara sa petite sœur. Il revit la colère dans ses yeux ; et presque immédiatement son sourire. Childe retint une larme.
 
D’autres images lui revenaient en mémoire. Le grand repas de famille à l’occasion de son prix Nobel. En y réfléchissant bien, « l’autre » avait toujours été là ; mais c’est au cours de ce repas qu’il avait réellement pris conscience de sa présence.

« L’autre », il avait décidé- non sans une certaine malice- de le nommer Abel.

Le prix qu’il venait alors de recevoir consacrait sa récente invention, « GénICE », ou plutôt le générateur interface céphalo-environnemental. Cet appareil ; basé sur la technologie des micro-impulsions, était destiné à permettre à des gens plongés dans un coma profond de communiquer avec leurs proches. En pratique, il s’agissait d’une interface permettant à un individu de projeter ses pensées dans l’esprit d’autrui sous la forme d’images cohérentes.
 
Il était assis là, en bout de table, une part de gâteau dans la main, persuadé d’avoir réalisé là une découverte majeure pour l’humanité. Il pensait médecine, aide aux personnes âgées, il pensait avoir enfin mis au point le moyen de communication universelle. Pendant que lui rêvait déjà à la nouvelle ère de paix que sa machine allait pouvoir instaurer de par le monde, son père prit la parole.

  • – Je suis fier de toi mon fils. Cet appareil te rendra riche. Laisse-moi m’occuper de tout. Tu vas entrer dans l’histoire !
  • – Childe voulut corriger son père. Il n’avait construit sa machine que par passion, en essayant maladroitement de rendre service. A aucun moment il n’avait pensé aux conséquences que pourrait avoir son invention sur sa propre vie.

Il se retint cependant… Quelque chose en lui l’avait arrêté. Pour la première fois depuis longtemps, il était admiré. Lui que ses recherches avaient trop longtemps isolé se sentait aimé pour la première fois depuis ce qui lui semblait être une éternité.
 

Et peu importe si ce n’était pas pour les bonnes raisons.
 

Durant les premiers mois, le profond décalage qui existait entre celui qu’il était, celui qu’il se savait être et celui que le reste du monde voyait en lui ne le dérangeait pas outre mesure.
 
Peu à peu, il prenait goût aux dîners, aux rencontres prestigieuses, au luxe. Il passait de moins en moins de temps dans son laboratoire. Le contrat d’exclusivité pour l’utilisation de la machine, passé par son père avec un studio de cinéma au bord de la faillite, lui assurait un revenu conséquent.
Il devenait quelqu’un d’autre ; sans vraiment s’en rendre compte. L’image qu’il projetait, tout d’abord par jeu, sans trop la prendre au sérieux, se transformait peu à peu en une facette réelle de sa personnalité. Puis un jour, il prit conscience qu’il était devenu deux personnes, lui et Abel.
 
Peu à peu, il ne vit plus quAbel dans sa glace. Il considérait Abel comme un salaud hautain, snob et prétentieux. C’est alors que sa vie se changea en une violente souffrance.
 

 

Se débarrasser d’Abel devient désormais son obsession. Mais comment tuer une partie de soi ? Malgré toute sa science, Childe n’en avait aucune idée.
 
Sa machine était un immense succès commercial. Gaumont avait décidé de se servir du procédé pour mettre au point un système de réalité virtuelle capable de plonger l’esprit de l’utilisateur dans un monde artificiel. L’efficacité de cette application de sa machine était véritablement bluffante. Gaumont avait également rebaptisé sa machine, connue désormais sous le nom de « Machine à rêves ».
 
Les applications thérapeutiques de la machine avaient été, aux dires de la société « mises en veille pour un temps, le temps de rentabiliser et faire connaître la machine sur des marchés plus porteurs ».
 
Le plus porteur de ces marchés était naturellement la vente de programmes de sexe virtuel. L’utilisateur pouvait modeler, moyennant finance, l’apparence, le caractère et le nombre de partenaires selon ses envies.
 
Surcroît de publicité, le procédé avait déclenché diverses polémiques. Certains avaient en effet choisi de modeler l’image de leurs proches. La question de savoir si le fait d’avoir un rapport sexuel avec une copie virtuelle non autorisée constituait ou non un viol avait divisé l’opinion publique pendant plusieurs mois.
 
Ces divers événements confortèrent Childe dans son désir d’en finir avec Abel ; après tout, c’était lui qui avait détourné son rêve.
 
C’est à peu près à ce moment que Childe eut sa première idée pour se débarrasser d’Abel. Ayant rapidement écarté le suicide, qui constituait selon lui une solution définitive à un problème temporaire, il finit par trouver une solution pour détruire Abel sans se détruire lui-même.
 
Puisque Abel n’était qu’une image, une projection de lui-même reflétée par les yeux de son entourage, il allait s’isoler, se couper du monde le temps qu’il faudrait, se faire passer pour mort si nécessaire, jusqu’à ce que toute trace d’Abel ait disparue.
 Ainsi Abel serait effacé, définitivement.
 
Childe Harold avait alors fait l’acquisition d’une ferme et y avait installé un laboratoire secret. La prodigieuse fortune dont il disposait désormais lui permettait de réaliser ce genre de fantaisie tout en préservant son anonymat.
 
Terré dans sa forteresse de solitude, Childe n’avait alors pas complètement renoncé à garder un œil sur le monde extérieur.
Son frère, sa sœur, ses parents le recherchaient désespérément. Childe pleura longuement alors qu’il visionnait leurs nombreux messages.
 
Il fut également particulièrement ému de trouver sur sa messagerie des appels de Layna. Aussi loin qu’il se souvienne, Childe avait toujours été amoureux de Layna. Elle l’avait ébloui dès le premier regard.
Par la suite, Childe l’avait couverte de fleures, de lettres, d’attentions et de cadeaux. Bref, il avait tout fait pour qu’elle ne tombe pas amoureuse de lui. Il s’était pourtant tissé entre eux une affection profonde ; de celles qui dépassent l’amitié sans jamais en briser le tabou.
Parfois même, elle ne prenait pas la peine de le repousser lorsqu’il dormait lové contre elle, une main crispée sur son sein.
 
Layna semblait être la seule à se rendre compte du profond malaise qu’il avait développé. Layna n’avait jamais fait de différence entre Childe et Abel. Elle aimait les deux ; mais elle seule semblait avoir conscience de leur singularité.
 
Non, il ne pouvait pas leur faire ça ; il devait il y a avoir un autre moyen…Ce moyen, sa machine le lui avait fourni. Le matériel qu’i lavait rassemblé dans son laboratoire lui avait permis de réaliser un clone de lui-même. Il avait ensuite transféré les éléments de la personnalité d’Abel à son clone. Bientôt, Abel prendrait sa place, définitivement.
 
Ultime phase de son plan, le caisson qu’il venait de réaliser. Il s’agissait en fait d’un vaisseau spatial basé sur la technologie qu’il avait mis au point. Le procédé avait pour but initial de distraire les spationautes durant leurs longs trajets dans l’espace. Il allait s’enfermer dans ce vaisseau et se propulser dans l’espace, prisonnier d’un monde parfait généré par sa machine.
 
Ce qui arriverait ensuite, il le laissait au destin. Un jour, les algues nécessaires au renouvellement de l’air à bord du vaisseau finiraient par mourir. Il finirait peut-être carbonisé au cœur d’une étoile. Peu importe…
 

4
Enfin, le moment était arrivé. Tout était prêt. Tout en descendant les quelques marches qui le séparaient de son laboratoire, Childe ordonna à son androïde de mettre en route la phase de réveil de son clone ainsi que la séquence d’autodestruction du laboratoire, devenu désormais inutile et gênant pour son secret.
 
Il éprouva un profond soulagement lorsqu’il ferma la porte du vaisseau.
 

5
Le chef Byron entra tristement dans le bureau de son patron. Konrad, toujours face à la fenêtre, contenait une rage sourde.
 

  • – Que s’est-il passé, Byron ? Lui demanda-t-il violemment. 
  • – Le professeur Harold était en train de lancer une sorte de missile. Conformément à vos ordres de ne rien laisser sortir qui pourrait transmettre des informations à la concurrence, nous avons été contraints de le détruire. 
  • Cela n’explique pas pour autant la disparition du laboratoire d’Harold… 
  • Le professeur avait déclenché une procédure d’autodestruction, huit de mes hommes sont morts au cours de l’explosion. 
  • Je vois…Mais comment a-t-il pu savoir que nous arrivions ? 
  • Aucune idée, monsieur. Le professeur était en train de courir, nu, à l’extérieur de la ferme. Il a été grièvement blessé par l’un des débris du missile. 
  • Est-il vivant ? 
  • Oui monsieur, mais il est plongé dans un profond coma. Ses deux jambes ont été littéralement arrachées. 
  • Que dit la machine ? A quoi pense-t-il ? 
  • Il rêve monsieur.

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