six nuits

Six nuit (6/6) : rencontre sur un banc

…Si j’ai connu Daniel ? A vrai dire oui. Je ne l’ai en fait fréquenté que quelques heures, mais j’ai parfois l’impression cela a duré des années. Si je dois réellement vous dire la vérité, souvent, je me surprends à penser que je l’ai toujours connu, comme un autre moi-même qui aurait vécu ma vie à ma place.

C’était un soir ; ou plus précisément un matin d’août. Il devait être à peu près quatre heures et j’avais un peu bu.

Avignon est une ville que l’on se prend parfois à penser en village. Une de ces villes dans lesquelles les traits des habitants se fondent rapidement en visages connus. Cependant, avant ce jour, jamais je n’avais croisé le visage de Daniel.

Il était assis sur un banc, droit, dans une posture presque royale. La visible ancienneté de la crasse qui recouvrait ses vêtements, contrastait singulièrement avec la jeunesse de ses traits, la classe évidente qui émanait de sa posture.

La barbe longue et emmêlée qui lui encadrait le visage le vieillissait grandement. mais un simple coup d’œil à son front, à ses yeux, ne laissait aucun doute sur son âge. Cet homme ne devait pas avoir beaucoup plus de trente ans ; c’est-à-dire à peu près mon âge.

En dépit des trous, des déchirures multiples, des taches qui s’étaient incrustées depuis longtemps au tissu, la coupe de son pantalon, de sa veste, le tissu de sa chemise témoignaient pour un observateur un peu attentif de ce qui avait dû être un costume de prix. Armani, Versace peut-être ?

Il semblait perdu dans ses pensées, le regard vague…Il tourna légèrement la tête, prenant soudain conscience de ma présence. Il me fit un sourire.

Alors, je m’assis à côté de lui.

Bonjour, je m’appelle……………et vous ?

Vous tombez bien. J’avais justement envie de discuter un peu. Vous savez, quatre heures, c’est en général l’heure à laquelle je m’ennuie un peu. Ah…et…Daniel. Je m’appelle Daniel.

N’importe quel être humain normal serait tranquillement rentré chez lui. Moi-même, je ne comprenais pas vraiment pourquoi je me trouvais assis là, sur ce banc, alors que la raison me dictait de rentrer sagement dormir.

J’allais bientôt réaliser que parfois, le monde existe en dehors de la raison.

A aucun moment Daniel ne me posa de question. Sur moi, il semblait tout savoir, instinctivement. Des histoires folles se mirent à germer dans ma tête. J’échafaudais des hypothèses visant à découvrir l’identité de mon mystérieux interlocuteur.

Je pensais tout d’abord que Daniel devait être un détective privé. Oui, Daniel avait été engagé pour me surveiller, pour enquêter sur moi. Cela expliquait son allure qui ne ressemblait en rien ) celle d’un clochard. Cela expliquait également le costume. Comment un homme qui avait pu s’offrir ce genre de vêtement pourrait-il se retrouver à la rue ? Je fus à cet instant pris d’une soudaine angoisse. Dans les films, les gangsters portaient souvent des costumes italiens. Des images de meurtre, de violence me revenaient en mémoire. Dans quelques instants, Daniel, si c’était bien son nom, allait mettre la main à la poche, en sortir un revolver muni d’un silencieux et allait m’abattre froidement en pleine rue.

Daniel mit effectivement la main à la poche et en sortit un paquet de cigarettes qu’il me tendit. Je commençai par refuser d’un geste frénétique de la tête. Puis je me ravisai. Une cigarette, oui. J’avais besoin d’une cigarette. Fumer allait me détendre.

Non : Daniel ne pouvait pas être un tueur, qui aurait intérêt à me tuer ? De même qui pourrait bien avoir envie de me faire suivre ?

Peut être un tremblement dans mon regard qui avait-il révélé le fond de ma pensée ? Peut-être en avait-il toujours eu l’intention ? Daniel commença à me parler de lui.


Daniel avait travaillé dans………Il était brillant dans son travail. Ses résultats lui avaient permis une ascension rapide et sans heurts.

Daniel avait toujours dormi peu. A l’époque, il se réveillait tous les matins à six heures, sans réveil, se rendait six jours sur sept à son travail, à huit heures. Il menait une vie parfaitement réglée. Ses amis, ses proches, enviaient un peu sa réussite. Daniel vivait seul. Il s’était forgé ses propres règles, n’en dérogeait jamais, et cela lui convenait très bien.

Un beau matin, sans vraiment prévenir, la machine se grippa. Daniel se réveilla comme tous les matins. Une boule de nerfs se forma lentement en lui sur le chemin du travail. Une douleur sourde, violente, commença à l’envahir.

Arrivé devant la porte, il se mit à pleurer. La tête dans ses mains, assis sur une marche, le dos collé à la porte, de chaudes larmes s’écoulaient le long de ses joues, incontrôlables. Leur goût salé s’insinuait sur ses lèvres, tous ses sens, tout son être n’était plus qu’une masse ruisselante et pitoyable.

Daniel entendit des pas s’approcher, lents, réguliers. Une femme ronde aux cheveux noirs et longs portant un tailleur à la coupe grossière se dirigeait vers la porte. Le vide de son regard, la lenteur de ses mouvements témoignaient d’un réveil difficile. Dans cette femme, Daniel reconnut avec effroi sa secrétaire. I les releva d’un seul mouvement, cacha son visage rougit et se mit à courir maladivement.

Daniel attendit le lendemain matin pour ressortir de chez lui. Sa secrétaire avait téléphoné. Il avait prétexté une grippe soudaine pour expliquer son absence, mais l’avait assurée de sa présence dès le lendemain matin.

Sur le chemin, le jour suivant, il sentit à peu près la même sensation l’envahir. L’angoisse tout d’abord, incontrôlable, sans raison apparente, puis les larmes.

La même scène se répéta une semaine durant, puis une autre. Un matin, Daniel ne se leva pas. Les coups de téléphone se succédaient. Daniel multipliait les excuses. Un jour, n’en trouvant plus, il cessa de répondre au téléphone.

Daniel resta plusieurs mois enfermé chez lui. Ses volets étaient fermés. Il se faisait livrer ses repas. Il mangeait peu. Le regard du livreur de pizza lui semblait insoutenable. Le moindre bruit de pas, une sonnerie à la porte devinrent une brûlure.

Au début, le téléphone sonnait souvent. Peu à peu, il se fit plus rare. Puis, un jour, il ne sonna plus.

A l’écart de la lumière du soleil, Daniel finit par adopter un rythme propre indépendant de toute notion de jour ou de nuit.

Combien de temps avait-il passé dans cet abris ? Il n’en avait qu’une vague idée.

Parfois, tard dans la nuit, il se risquait à l’extérieur le temps de se débarrasser d’une poubelle pas trop malodorante ou de vider sa boîte aux lettres.

S’il prenait soin d’éviter que trop de courrier ne s’entasse dans sa boîte, Daniel avait cessé de l’ouvrir. A chaque fois que son regard croisait une adresse au verso d’une enveloppe, à chaque fois qu’il tentait de déchirer un pan de l’une d’elles, les larmes revenaient ; invariablement.

Daniel ne s’ennuyait jamais. Il y avait toujours un livre à lire, un film à voir, puis un autre livre à lire.

Beaucoup de repos, de bouquins et de films plus tard, les économies de Daniel commencèrent ) s’épuiser. Les enveloppes portant le nom de sa banque, de son propriétaire, commençaient à) s’entasser sur une étagère, puis une autre.

Les larmes revinrent. Daniel sut que désormais, il n’était plus en sécurité dans cet appartement. Il partait tôt le matin, rentrait tard le soir.

Toutes les villes anciennes ont de ces lieux que ne fréquentent que les touristes. Avignon ne fait pas exception à cette règle.

Le jardin des Doms est l’un de ces lieux, c’est également un endroit magnifique.

Construit sur le rocher des Doms, du haut duquel St Bénézet, selon la légende, fait tomber dans le Rhône la pierre fondatrice du pont, que la chanson a rendu célèbre ; le jardin fait face au palais des papes.

A l’est du jardin s’étend une terrasse qui domine la ville, le Rhône et offre aux yeux des touristes avides de photos un panorama sublime.

A l’ouest du jardin se trouve un étang dans lequel cygnes et canards pataugent. Face à l’étang, des tables et des bancs de bois, situés sous les arbres d’espèces variées, offrent un confort relatif au passant qui déciderait de s’y arrêter le temps d’un pique-nique.

Peu à peu, Daniel avait fait de cet endroit son refuge. Il lisait beaucoup, se nourrissait d’un sandwich qu’il finissait rarement, laissant ce soin aux pigeons et aux canards qui gambadaient autour de lui. Leur présence le rassurait.


Arrivé à ce stade de son récit, Daniel fit une pause. LA blancheur de mon visage, la crispation dans mon regard trahissaient mon sentiment. Daniel reprit la parole.

Vous me croyez fou, n’est-ce pas ?

Ne sachant trop que répondre, je niai d’un mouvement de tête, articulant une suite d’onomatopées plus ou moins intelligibles.

Voyez-vous mon ami, je suis certainement fou. Je me suis souvent posé la question et je suis arrivé à la conclusion que ma propre folie est la seule explication logique au déroulement de ma vie.

Mais, enfin…

Ne me laissant pas formuler ma pensée, il poursuivit :

Vous êtes-vous déjà demandé comment de par le monde et à maintes reprises au cours de l’histoire, des chefs religieux dont la foi prônait la paix et l’amour du prochain ont réussi à entraîner leurs fidèles dans des guerres sanglantes ?

Oui, en leur promettant la richesse, le pouvoir…

Cela ne vaut que pour les dirigeants mon ami. Seuls les dirigeants ont droit au pouvoir ; à l’argent. Je vous parle du peuple.

Et bien, c’est simple ; il leur promettait le paradis, leur disait qu’ils allaient accomplir la volonté divine…Bref, ils les fanatisaient.

Exactement. Et ce faisant, ils leur faisaient admettre le meurtre, pourtant contraire à tous leurs principes.

C’est exact. Mais, excusez-moi, je ne vois pas le rapport.

Le rapport mon ami, tient au fait que les fanatiques, les régimes totalitaires jouent un ressort bien particulier. Ils jouent sur la folie. La folie de masse.

-Pourquoi un tranquille père de famille se transforme-t-il en brute épaisse dès qu’il prend le volant de sa voiture ? La folie !

Depuis des siècles, des centaines de philosophes, de théologiens, de scientifiques se sont penchés sur le fonctionnement du monde. Et qu’ont-ils trouvé ? La raison, la métaphysique, la religion…Tous ces outils permettent certes de comprendre le monde mais n’en offrent qu’une vision tronquée. Chacun a ses limites. Je suis pour ma part convaincu que tous ces outils ne peuvent permettre de comprendre fidèlement le monde que si on leur adjoint un élément supplémentaire : la folie.

Oui mon ami, la folie est un élément de compréhension du monde, un outil indispensable !-

Je ne savais trop que penser de ces réflexions fantaisistes. J’avais depuis longtemps appris à me méfier des hommes qui prétendent posséder des solutions simples à des problèmes complexes.

Je me surpris cependant à rassembler dans mon esprit les exemples de comportement irrationnel dont moi, mon entourage, avions pu être les témoins ou les auteurs. Leur était stupéfiant.

Daniel reprit le cours de son récit.

Il se rendait tous les jours au rocher des Doms. Il faisait de longs détours, empruntait des rues que, selon lui, les avignonnais n’empruntaient jamais.

Peu à peu, des histoires se formaient dans sa tête. Enfant, le fait d’inventer des histoires le passionnait. Souvent, il se sentait un peu ridicule. Devenant adulte ; il avait peu à peu chassé ce besoin dans un coin de sa tête, préférant des activités plus convenables, plus productrices.

Assis sur son banc, penché sur son rocher, caché au-dessus de la ville, Daniel se remit à écrire. Les histoires qu’il avait longtemps emprisonné avaient maintenant grandies. Daniel les avait longtemps privées de la moindre chance de s’exprimer, d’exister, elles s’imposaient désormais. Sans qu’il ait l’impression de contrôler ses pensées ; les personnages, les sentiments, les lieux, les situations prenaient vie et corps sous sa plume. Daniel remodelait le monde au gré de sa folie.

Les pages s’entassaient. Un soir, Daniel ne rentra pas chez lui. Il ne rentrerait plus.

Lorsque je l’ai rencontré sur ce banc, Daniel tenait un manuscrit. Il était raturé et difficilement lisible. Daniel me l’a remis. Il m’a chargé de le taper pour lui, de le rendre lisible. J’ai corrigé quelques erreurs, mais à aucun moment je ne crois avoir trahi sa pensée.

Nous nous sommes quittés alors que le soleil se levait. Je l’ai serré fort dans mes bras, malgré la crasse, malgré l’odeur. En quelques heures, cet homme était devenu pour moi plus qu’un frère.

Lorsque nous nous sommes quittés, je sus que nous ne nous reverrions jamais.

Ce manuscrit, je vous le remet à mon tour. Je sais que vous le publierez, il parle d’un sujet universel, cette folie qui s’empare des gens lorsqu’ils pensent, seuls, avant de s’endormir.

Buvons un dernier verre. De toute façon, demain, je n’irai pas travailler.

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