six nuits

Six nuits (1/6) : Le retour du capitaine

1
Dans mes souvenirs, il y avait une route bordée d’arbres. Une départementale sans grand charme comme il en existe des milliers.
Zoom. Je suis au volant de ma Mercedes neuve, mon nouveau jouet. Je suis avachi sur mon siège, les yeux à demi clos, le front tendu. Ma ceinture est détachée. Je ne la boucle jamais, elle laisse des marques sur mes vestes de costume, ce qui a le don de m’énerver.
 
Sans vraiment prêter attention à la route – dix ans à la parcourir m’en ont de toute façon révélé la moindre bosse – je tente sans succès de chasser de mes pensées le bruit des livres de compte, le scintillement de l’écran de mon ordinateur, l’odeur de peinture fraîche qui règne dans mon bureau.
Non, j’ai menti. Ce à quoi j’essaie de ne plus penser, c’est au regard de ma secrétaire lorsque je lui ai refusé la prime qu’elle espérait depuis longtemps.
 
Les détails s’estompent. Pourtant, c’était hier. Je ne me souviens que de ce bruit de céréales écrasées lorsque la Mercedes s’est engouffrée sur mon chemin de graviers.
Je me rappelle aussi de la lumière de mes phares, fragmentée sur la masse métallique de mon portail automatique en une infinité de reflets irisés.
 
Une pression de mon doigt sur une télécommande, un bruit de clés dans ma poche. Derrière moi, le bruit de l’eau dans la piscine.
2
 Je vivais seul dans cette grande baraque de trois cent mètres carrés. Des meubles choisis avec soin ; c’était un lieu dans lequel tout avait été pensé pour exprimer l’ordre, l’harmonie. Ma maison, comme mes idées, se devaient d’être en ordre, rangés, d’une logique implacable.
 
Vous l’avez compris ; mon apparence, mon logement et mon moyen de locomotion se devaient d’être le reflet absolu de ce que j’étais : un être intelligent – probablement plus intelligent que vous. Ne vous vexez pas…- froid, efficace, naturellement de bon goût, mais surtout : sans aucune saveur.
J’étais à l’image de mon salon, l’un de ces tableaux que l’on regarde dans les musées, dont on admire la facture, la virtuosité de la technique, mais que l’on est finalement heureux de laisser dans la vitrine en partant.
Au centre de la pièce, un snooker. Drap vert, évidemment. 
 Au dessus de la table, une lampe diffusait une lumière douce. En écho, les portes miroitées du bar assuraient l’harmonie de l’ensemble.
 
Je me suis dirigé vers le bar. La bouteille de Martini était encore quasiment pleine. Etendu sur le sofa, je regardais mes idées s’enfuir puis revenir dans les spirales nacrées dont le mouvement imposé son rythme lent à deux îlots glacés, auxquels je ne laissais guère le temps de rafraîchir le contenu de mon verre.
Minuit à ma montre. J’avais la gorge sèche, un goût amer dans la bouche. 
La lampe de la cuisine m’éblouit. Les bulles pétillaient à mon oreille, me calmaient. J’ai bu l’Efferalgan dont le goût me fit regretter mon Martini. Quelques secondes plus tard, je résistais à l’idée d’entamer une nouvelle bouteille.
 

 [photo]

3

La lumière de ma chambre était allumée. Je n’en fus pas surpris. Je n’étais de toute façon pas en état d’être surpris par quoi que ce soit.
 
 Lorsque je posais le pied sur l’épaisse moquette de la chambre, la figurine se brisa dans un bruit de coquille d’œuf. L’enfant poussa un cri de colère. Une multitude de briques de Lego s’étalaient projetées d’un bout à l’autre de la pièce. Cet océan de pièces de plastique gravitait littéralement autour d’un petit garçon qui imposait son mouvement au fur et à mesure qu’il choisissait, puis rejetait les briques selon son envie. Dans ses mains ; naissait un assemblage aux formes improbables.
 
L’enfant était d’un blond très clair. La lumière qui régnait dans la chambre faisait émerger ça et là des reflets blancs dans les longues mèches qui tombaient lourdement sur son front. Une profonde détermination, une joie passionnée, brillaient dans ses grands yeux verts.
 
Tout à son œuvre, il prit cependant quelques secondes pour lancer un regard courroucé à l’intrus qui venait d’assassiner maladroitement un de ses personnages.
A mon grand désarroi, je rougis et me hasardai à demander : 
  • – Qu’est-ce qu’il t’es arrivé ? » en pointant un index engourdi vers le pansement qui lui barrait la joue gauche.
  • – Ah, ça ? Je suis tombé contre un banc. Le morceau de métal est rentré, ça a fait ça.
 Je me risquai à nouveau :
  • – Tu n’as pas eu trop mal ?
Son « ben si » irrité me fit prendre conscience de la stupidité de ma question.
Plus assuré, je l’interrompis encore :
  • – Il est beau ton bateau…
J’avais enfin touché juste : il leva la tête et me regarda enfin dans les yeux.
  • – Comment tu sais que c’est un bateau ? Il est pas fini…
Sans répondre, je me suis baissé, j’ai ramassé la petite figurine dont les bras n’étaient en fait que déboîtés. Une fois ressuscité, je mis le capitaine à la barre de son bateau.
C’était bien lui le capitaine. Comment je l’ai deviné ? Mais enfin : c’était le seul à avoir une moustache.

4

L’eau coulait dans la salle de bains. Une jeune fille blonde jouait avec les amas de mousse qui naviguaient le long de son corps.
Le creux de ses seins émergeait, crique merveilleuse, blanche, au goût de pêche.
 
Elle était aussi belle que lorsque je l’avais laissée. J’eus subitement envie de lui faire l’amour, là, sans rien dire, sans penser à rien.
 
Je m’en voulais d’avoir oublié si longtemps l’odeur de sa peau, le bruit de son souffle, le goût de son sexe.
Mais plus que tout, je m’en voulais d’avoir été lâche, d’être part sans lui parler, d’avoir eu peur de l’aimer.
 
Après ça, ce dont je me souviens, c’est d’être retourné dans la chambre, d’avoir ramassé les clés de ma voiture posées sur le bar dans le salon.
 
J’ai allumé une bougie. Après un détour par la cuisine, je suis parti.

 5
 Le gaz mit quelques minutes à éteindre la bougie.
 Les formes jaunes et noirâtres qui s’échappaient de la maison dessinaient une flotte de navires vaporeux bientôt expulsés par le vent.
 
Assis sur le capot de la voiture, je suis resté là un moment. Ce sont les sirènes qui m’ont tiré de ma rêverie. Je me suis remis au volant.
 
J’ai conduit longtemps, avant que la voiture ne décide de s’arrêter dans un toussotement asthmatique. Les lumières des Saintes Maries de la mer me guidaient ; phare providentiel pour le navire piéton que j’étais. A ma gauche, je vous le jure, un flamant rose m’a souri.
 
Je suis enfin sur la plage, pieds nus, un bateau de plastique aux formes irrégulières se trouve dans ma main. Je l’avais oublié.
 
J’avance lentement, l’eau est froide mais je n’y prête pas vraiment attention. Mon corps se raidit, les vagues me bercent.
 
Un galion s’éloigne. De la cabine arrière, Sophie me fait signe.
 
Je passe la main, lentement, sur la cicatrice qui me barre la joue et me sculpte un visage de corsaire. Dans le reflet de l’eau, un enfant, enfin, me sourit.




six nuits

six nuits (2/6) : la femme aux yeux de pluie

Deux citronniers se dressaient, sûrement plantés dans leurs pots en tek. Gages certains de légitimité et de bon goût, ils se trouvaient là, impromptus, arrogant, à l’entrée du restaurant, sur ce trottoir crasseux, où pourrissaient quelques feuilles emmêlées dans un emballage industriel.
 
C’était là, dans ce restaurant branché que Driss lui avait donné rendez-vous. Sophie s’avance, dépasse les citronniers et pénètre dans l’établissement ; prétentieux, forcément.
Driss est maintenant en face d’elle ; en costume Prada bleu nuit, assis sur un canapé Phillip Starck. Il esquisse un demi-sourire en la voyant arriver. Il rougit même un peu.
 
Sophie est habituée à provoquer ce genre de réaction chez un homme. La jupe courte qu’elle a choisi a visiblement un effet certain sur le jeune homme dont les yeux, puis la tête, se dandinent légèrement au rythme de ses pas qui s’approchent.
 
Décidée à ne pas ménager ses effets, Sophie se penche lentement pour l’embrasser, prenant bien garde à ce que le regard de Driss vienne accrocher son 90C, puis elle s’assied.
 
Le couloir est long et blanc. Une moquette lie de vin élimée, illusion d’un luxe passé, ouvre la voie vers l’infinité des chambres.
 
Un numéro : le trois cent cinq, est inscrit en lettres dorées légèrement rayées. Driss sort de sa poche la carte magnétique que le réceptionniste, glacial, lui a remis et la glisse dans la fente adjacente à la poignée.
 
Il ouvre la porte, se tourne vers Sophie. Il esquisse un sourire gêné. La jeune fille est froide depuis leur entrée dans l’hôtel. Driss est nerveux, fébrile, excité, mais aussi gêné.
 
Driss se surprend à souhaiter leur crever les yeux avec le stylo qui se trouve dans ses mains et sur lequel il passe son stress depuis maintenant de longues minutes.
 
D’un regard autoritaire, il fait signe à la jeune fille d’entrer. Celle-ci s’exécute mais ne montre ni surprise ni aucune autre émotion.

 La chambre fait écho au couloir. Un carrelage, des murs blancs, une porte rouge qui s’ouvre sur une salle de bains minimaliste. Un cadre au-dessus du lit tente maladroitement de donner une personnalité au lieu par ses formes et ses couleurs improbables.
 
Sophie sourit au jeune homme pour le mettre en confiance. Il est nerveux et cela l’inquiète. Leur comportement devient vite imprévisible lorsqu’ils sont nerveux. Elle sait qu’elle doit le rassurer, lui laisser penser qu’il la domine, pour garder un semblant d’emprise sur lui.
 
De sa voix la plus enjôleuse, elle lui demande d’être gentil, de prendre une douche rapide, parce que c’est mieux pour elle.
 
Il se lave vite, glisse, se cogne le pied en sortant de la douche, pousse un cri étouffé, jure. Sophie ne peut s’empêcher de sourire. Il s’en rend compte. Son regard se durcit.
 
Lorsque le jeune homme sort de la salle de bains, la taille enserrée par une serviette maladroitement nouée, Sophie est penchée sur l’interrupteur de la lampe de chevet. Sa jupe se relève, mécaniquement, découvrant le galbe de ses cuisses fermes. Driss sent de l’électricité passer entre ses cuisses. Il s’avance, veut la prendre là, comme ça.
 
D’une main, elle dénoue le foulard de son cou. De l’autre, elle s’empare de la lampe, la pose à terre puis la couvre. Deux pas vers l’interrupteur principal et la pièce se trouve plongée dans la pénombre.
 
Féline, la jeune fille s’approche de Driss. Elle fait glisser lentement la main sur le ventre du jeune homme, plonge dans ses yeux un regard prédateur, puis lui demande :
  • « Tu te souviens de ce qu’on avait convenu ? »
Driss sort de sa poche quelques billets préparés à l’avance. La jeune fille semble déçue.
D’une voix ferme, elle lui demande :
  • -« Je pensais que je te plaisais ? »
 
Résigné, le jeune homme sort une deuxième liasse, elle aussi préparée.
Driss est un peu soulagé, le bluff est terminé. Les choses sérieuses peuvent enfin commencer.

Les gouttes brûlantes fouettent le visage de Driss. La lumière de la salle de bain, réfléchie par les carreaux blancs scellés au sol et aux murs, est aveuglante. Dans les yeux du jeune homme, un dos se cambre, une bouche, des cuisses s’ouvrent.
 
Son rythme cardiaque n’a pas faibli depuis qu’il a mis Sophie à la porte, quelque peu soulagé qu’elle s’en aille.
 
Certes, il avait joui, rapidement, violemment, mais quelque chose clochait. Peut être cette absence d’émotion pendant qu’il la baisait. Son regard l’avait glacé. Oui, elle s’était laissée prendre comme il l’avait voulu, mais à aucun moment elle ne s’était donnée.
 
Driss passe la main près de son visage. Il veut sentir une dernière fois l’odeur du sexe de cette fille, la posséder une dernière fois.
 
Il sort de la douche. L’odeur anonyme du savon bon marché de l’hôtel a maintenant effacé toute trace de la jeune fille sur son corps.

Nu, Driss avance dans la chambre. Le lit est en désordre. Ses vêtements sont éparpillés à terre. IL ramasse son blouson, met la main dans sa poche intérieure. Il fait émerger la boulette de shit de la doublure. Il sort son briquet, commence à effriter.
 
Après le corps, Driss décide de se stériliser également la tête.
Lorsqu’il se réveille, le soleil est déjà haut. Le téléviseur est allumé. Sur l’écran, Driss ne voit que les yeux de Sophie, vides, froids, obsédants.
 
Driss attrape son briquet sur la table de nuit. Il trébuche sur la lampe de chevet, s’écroule dans un cri. Il se relève, le genou en sang. Son regard rencontre le tableau au mur, il se fige.

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Comme hypnotisé, Driss reste de longues heures assis sur le lit. Dans sa main, une cigarette se consume. Une femme de chambre à la peau brune et à l’accent marqué finit par le tirer de sa rêverie.
 
Maintenant habillé, Driss se dirige vers la porte. Sans conviction, il se retourne vers l’employée et lui demande :
  • – « Pardonnez-moi madame…Sauriez-vous le nom de ce tableau ? Il est…saisissant ».
A sa grande surprise, la femme de chambre est en mesure de lui répondre. Malgré le hurlement de l’aspirateur, la réponse résonne dans la tête du jeune homme, fracassante, évidente.
  • « Ce tableau ? Oui je connais son nom. C’est le même dans toutes les chambres. Il s’appelle La femme aux yeux de pluie ».
La porte se referme. Quelque part, Sophie pleure.
six nuits

Six nuits (3/6) : British melody

1
 Simon est étendu sur le canapé. D’une oreille, il écoute The love Supreme de John Coltrane qui tourne sur la platine. La télévision est allumée…Une série dont le nom n’a pas d’importance…Simon ne la regarde pas. Dans la pénombre du salon, les reflets de l’écran qui dansent au plafond aident la vodka à anesthésier.
Sur la table, son téléphone portable s’éclaire sans un bruit. Un inconnu laisse un message que Sion n’écoutera pas.
A la frontière de la conscience, Simon est en train de se dire que dans une société dans laquelle la plupart des drogues sont prohibées, la télévision est le moyen le plus simple de s’empêcher de penser.
Il promeut ainsi, pour un bref instant, la télévision en tant que dernier rempart de notre société contre le suicide de masse.
Simon tourne la tête vers l’écran. La vue de Jean Pierre Pernaud le ramène à ses envies de suicide.
Il remplit à nouveau son verre, laisse la bouteille quelques instants en suspension et fait tomber la dernière goutte.
Simon ne se drogue pas. Bien sûr, il en a eu envie, mais au fond, il sait bien qu’i lest trop lâche pour sauter le pas.
L’alcool ne le fait pas planer très longtemps, déjà la brume s’écarte, les émotions reviennent.
Simon se lève brusquement, certainement trop brusquement. Un bruit sec, une violente douleur dans son genou précipitent la fin de sa torpeur éthylique, alors que la bouteille explose en s’écrasant sur le marbre du carrelage.
Pendant un moment, Simon laisse le temps s’effacer. Il regarde les éclats de v erre brisé qui brillent au sol : multitude d’étoiles d’un ciel imaginaire.
Sans réellement le comprendre, il prend alors conscience de son besoin d’ailleurs. Pourquoi ? Comment ? Pourquoi pas…On verra….


2
Le dossier de son siège est incliné. Simon regarde la paysage s’enfuir par les épaisses fenêtres de l’Eurostar.
Dans ses oreilles, « Disco Science » de Mirways se joint au rythme du train pour le bercer. L’index crispé sur un baladeur MP3 de la taille d’une carte de crédit, la main moite, Simon se met à rêver d’un café. Comme à son habitude, il éprouve le plus grand mal à rester en place à bord d’un train.
Il se dirige lentement vers un wagon restaurant à la décoration hideuse, mélange malhabile de teintes jaunes, bleues et grises. La foule qui a envahi le wagon le fait regretter de s’être déplacé.
Sur le chemin qui le sépare de sa place, il s’arrête et ouvre la porte des toilettes d’un wagon. Le fait de se retrouver là, enfermé seul dans sa pièce étroite, étrangement le rassure, le calme.
Les kilomètres et les minutes s’écoulent. Dans le miroir qui lui fait face, deux yeux verts le fixent, cherchent à lui parler. Pour lui dire quoi ? Il n’en est pas très sur.


3
Arrivée à la gare de Waterloo, la foule des voyageurs se scinde en plusieurs groupes. Au mouvement fluide et détendu de la file des citoyens européens fait écho la foule métissée des étrangers à l’union. Pour eux, passer la frontière se révèle plus dur, plus long…Simon pense un instant à eux lorsque son regard croise celui d’une jeune turque aux yeux noirs et au regard éteint.
 Simon rêve d’elle un instant, puis laisse doucement son image d’effacer lorsqu’il pénètre dans le grand hall de la gare.
Se faufilant à travers la foule, je jeune homme se dirige vers un distributeur automatique et fait l’acquisition d’un titre de transport, une « travel card ». Il laisse échapper un cri de rage lorsqu’il s’aperçoit qu’une fois de plus, le prix de cette dernière a augmenté depuis sa précédente visite.
 Après un bref trajet en métro sur la Bakerloo line, Simon émerge face aux lumières éblouissantes de Time Square. Face à lui, des enseignes lumineuses démesurées clignotent et martèlent des logos, des marques, des messages publicitaires. Simon regarde les écrans, fasciné, comme s’ils ne s’adressaient qu’à lui. Il sourit et pense à voix haute « merci beaucoup, je ne m’attendais pas à un tel accueil ».
 Le sourcil levé d’un passant surpris lui signale que son comportement peut paraître étrange. Simon ne s’en offusque pas. Après tout, il est normal que ce garçon ait été surpris, il vient de parler français !
 A cet instant, Simon prend conscience de l’heure avancée. La nuit est tombée, et l’heure de décalage entre Paris et Londres n’a fait qu’ajouter à son propre décalage interne.

Pour Simon, le cycle du jour et de la nuit s’est progressivement effacé pour laisser la place à un simple concept ; celui du temps qui varie selon la manière dont on le brûle, puis à une réalité physique douloureuse : le sommeil vous rattrape toujours.
 Simon n’a jamais aimé dormir. Enfant, il trouvait que dormir était du temps perdu ; quelques heures de semi-vie qui ne vous laissent ni choix véritable ni souvenir tangible.

Encore aujourd’hui, Simon a un peu peur du sommeil. Mais désormais, ce qu’il déteste plus que tout, c’est cette période qui précède celui-ci : ce moment au cours duquel on se retrouve seul comme face à un miroir cruel qui ne retient que les défauts.
 Simon sait bien qu’il est loin d’être singulier sur ce plan. Tout le monde, il le suppose, s’est un jour dans sa vie abruti d’alcool, de télévision, de sexe ou d’un pétard maladroitement roulé. Simon se dit qu’il serait probablement incapable de rouler un pétard correctement…

4

Quelques centaines de mètres plus loin, il se retrouve devant le luxueux St James Hotel, sur la place du même nom. Il sourit de la platitude de la devise à l’entrée : « Customer is king ».
 Sans surprise, le hall de l’hôtel affiche un luxe ostentatoire. Tapis, dorures, portiers, grooms et autres réceptionnistes, tout ici est en nombre. Tout est aussi impeccable que prétentieux. Le portier referme la lourde porte d’entrée derrière lui, Simon se dirige vers la réception. Dans un anglais impeccable, il demande une chambre au nom de Simon Claus à un réceptionniste au fort accent français. Ce dernier est intrigué car visiblement peu habitué à accueillir des clients portant tee-shirt, baskets et sac à dos.
 Il se risque cependant à demander à Simon s’il a des bagages que l’on devrait éventuellement faire monter à sa chambre. Simon qui n’a avec lui que son maigre sac à dos s’amuse à l’idée qu’il ne cadre manifestement pas avec la clientèle habituelle de l’établissement.
 L’employé de l’hôtel, également français, qui le guide jusqu’à sa chambre se révèle fort courtois, fort sympathique, mais surtout fort avide d’un éventuel pourboire substantiel. Simon lui a parlé anglais depuis le hall de l’hôtel. Il s’amuse du fort accent français du jeune homme qui l’escorte. Il s’en amuse d’autant plus que celui-ci n’a en aucun moment semblé réaliser qu’il se trouve en présence d’un compatriote.
 Après s’être acquitté du substantiel pourboire attendu, Simon laisse l’employé s’effacer non sans l’avoir gratifié d’un perfide « au revoir, merci et bonne soirée » dans un français qui l’espère-t-il l’assomme littéralement.
 Comme toujours, lorsqu’il pénètre dans une chambre d’hôtel, Simon commence par se détendre dans la baignoire. Il aime l’eau brûlante, la mousse épaisse.
Etendu dans la baignoire massive de la luxueuse salle de bains, par-delà la double porte épaisse, Simon peut voir les vêtements qu’il a jeté à la hâte sur le lit immense. Il peut également voir les lumières de la ville à travers la vitre. Sans trop savoir pourquoi ; il pense à la phrase Paul Auster : « le monde est dans ma tête, mon corps est dans le monde ».

5
Lorsque Simon pénètre à nouveau dans le hall, la lourde pendule qui trône au-dessus de la réception affiche 22h30.
Le réceptionniste le salue d’un sourire ; visiblement ravi de son changement d’allure.
Maintenant rasé de près, Simon porte désormais un costume Armani noir à doublure rouge vif et des chaussures Berlutti. Etrangement, celles-ci ne semblent pas avoir souffert du voyage en sac à dos. Deux boutons de sa chemise sont ouverts, les longues mèches blondes qui lui tombent finement sur les yeux achèvent l’ensemble tout en ajoutant une touche de désinvolture à sa tenue.
Simon s’avance vers la porte. Le portier lui demande:
– May I call a taxi Sir ?
– No thanks… Simon a envie de marcher un peu. De toute façon, il ne va pas très loin.
Une pluie fine et fraîche tombe désormais sur la ville, doucement. En cette fin de mois d’août, Simon trouve ce temps très agréable. Sentir une pluie d’été qui descend le long de sa nuque lui procure un plaisir simple, intense, profondément physique, de ces plaisirs qui, pour quelques instants, le font sentir réellement en vie. Il murmure à nouveau : « Le monde est dans ma tête, mon corps est dans le monde ».
Puéril, comme à chacune de ses visites à Londres, Simon pénètre dans un Burger King, en l’occurrence celui de Leicester Square, et commande un « double whopper ». Peu à peu, il s’imprègne du lieu, regarde les gens passer, voyeur. Il écoute les conversations. Pour Simon, tout endroit, toute émotion, correspondent à une chanson. Si celle-ci met parfois du temps à se dégager, elle se distingue toujours. De manière providentielle, « coffee and TV » de Blur passe à la radio. Simon se surprend à chanter : « …So we could start over again… »
 


Retour dans la rue. Simon marche au hasard, comme dans toutes ces villes que l’on connaît sans les connaître…en touriste. Il est venu souvent, mais jamais il n’a habité cette ville.

 Simon pense fermement qu’il est vain de prétendre connaître une ville que l’on n’a jamais habitée. Il se plait à comparer la connaissance d’une ville à celle d’une femme. Si l’on ne connaît bien qu’une ville que l’on a habitée, on ne connaît réellement une femme que lorsqu’on l’a aimée.
Simon aime bien les théories prétentieuse.


6
Au détour d’une rue, une file d’attente s’est formée à l’entrée d’un club. Décidé à se vider la tête, Simon rentre dans la file. Perdu dans ses pensées, il prétend cependant que quelque chose ne se passe pas comme prévu…
Ce n’est que face à l’impressionnant videur que Simon remarque le drapeau aux couleurs de l’arc en ciel qui flotte au-dessus de sa tête…Saleté de pénombre ! Il est déjà trop tard. La main du videur, qui se révèle extrêmement avenant, s’est déjà avancée en direction de son entrejambe et se pose affectueusement sur la couture de son pantalon. Simon met une demi seconde à réfléchir aux conséquences funestes que pourrait entraîner le fait de refuser les avances d’un bébé body-buildé d’un mètre quatre-vingt-dix.
La demi seconde écoulée, il se met à courir furieusement. Lorsqu’il s’arrête enfin, à bout de souffle, la cheville tordue et le dos en sueur, il prend cette fois-ci une seconde entière pour méditer sur le ridicule et la stupidité de sa réaction. Dans l’éventualité, improbable, d’une adaptation cinématographique de sa vie, il semble à Simon que « We are the champions » de Queen serait un thème musical approprié à cette séquence.
Désormais trempé, le jeune homme continue sa ballade. Il se promet de faire virer le metteur en scène s’il passe « Singing under the rain » à ce moment du film.
Dix minutes plus tard, il débouche sur Oxford Street après un bref passage par le quartier chinois. Simon décide de partir cette fois-ci, en quête d’un club qui corresponde à ses envies. Soho lui semble être un quartier plus qu’approprié. Londres est une vraie ville nocturne, dans laquelle toute une population semble sortir de nulle part, à la tombée du jour, dans laquelle la moindre cave peut se transformer en une boîte de nuit plus ou moins improvisée. Londres est surtout une ville cosmopolite où l’éventualité de finir la nuit au lit entre une italienne et une polonaise n’est pas si improbable.
Simon sourit et retrouve des forces à cette idée.

7
Un garçon aux cheveux bleus distribue des flyers annonçant une soirée. Il porte un piercing à l’arcade sourcilière assorti à ses cheveux ainsi que des lentilles de contact elles aussi d’un bleu intense.
Simon s’empare du prospectus. Le club s’appelle « L’alien », la musique semble à son goût. Simon décide donc de passer y boire un verre.
Le videur de L’Alien est un amas de graisse et de muscles agglutinés. Une dizaine de piercing émergent de son crâne chauve et achèvent de déshumaniser son aspect. Le noir du maquillage qui cerne ses yeux renforce cependant la féminité incongrue de son regard.
Simon s’avance lentement vers lui et prie silencieusement pour que celui-ci ne soit pas lui aussi subitement pris qu’une bouffée d’affection à son égard.
Sa prière est exaucée. Derrière la porte, la voix de Marylin Manson rugit. Simon descend doucement la douzaine de marches de l’escalier. Les corps se détachent à la faible lumière que diffusent quelques ampoules disséminées à travers cette ancienne cave. Un stroboscope hors d’âge se déclenche. L’épaisse couche de fumée de cigarette capte la lumière comme un écran.
Les corps se figent puis s’animent dans une langueur à la fois sensuelle et inquiétante.
Sa platine posée sur une caisse de bois, un DJ à moitié nu joue à se poser en antéchrist.
Des gouttes de sueur coulent de son front alors qu’il hurle en renfort de la musique. Le vide de son regard finit de le poser en caricature.
Dans les hauts-parleurs hors d’âge, Manson laisse sa place à Dave Grohl et ses Foo Fighters. C’est le moment qu’elle choisit pour s’imposer au centre de la piste.
Accoudé au bar, une Vodka-Pomme à la main, Simon interroge le barman sur cette fille qui semble littéralement avoir pris possession du lieu. Quelques secondes plus tard, Simon échange quelques Pounds contre un nom : « Thandie » au dos du ticket de sa carte bleue.
La douceur indéfinissable de sa peau métissée, ses yeux d’un vert intense aspirent littéralement tous les regards. Son corps bouge, ondule au rythme qu’elle semble désormais imposer à la musique. Plus fort que tout, ses longs cheveux noirs tombent de ses épaules et semblent vaguement chercher à cacher ses seins nus.
Une foule tant masculine que féminine la fixe du regard, sidérée. Sa beauté, son assurance irréelle semblent avoir eu raison de tous. Tous espèrent mais aucun n’ose l’approcher. Le cercle qui s’est maintenant assemblé autour d’elle semble figé en son pouvoir, pétrifié dans l’attente d’un signe d’elle.
Seul, Simon lui sourit puis détourne la tête.

8
Simon sent un frisson de plaisir lui parcourir la nuque alors que la langue de la jeune fille s’arrête sur son oreille. Il gémit lorsque ses dents appuient un peu. De sa main droite, elle passe ses doigts dans les cheveux du jeune homme. Le pouce de sa main gauche quant à lui glisse lentement et fermement sur la face intérieure de son sexe. Simon s’abandonne.
Thandie l’arrête d’un geste ferme lorsqu’il tente de la pénétrer. Comment croire, comment imaginer que cette superbe femme d’une vingtaine d’années, qui danse presque nue tous les soirs devant des mâles subjugués est bien vierge et entend de le rester ? Elle qui l’a choisi, suivi, elle qui vient de lui donner tant de plaisir ? Impensable…
L’impensable est souvent vrai. Simon caresse une fois encore les seins petits et fermes de la jeune fille alors qu’il jouit faiblement dans sa bouche.
Il se relève ensuite, en larmes. Il veut qu’elle parte, maintenant. S’il attend encore, il n’est pas sur qu’il aura la force de la laisser partir.
Thandie pousse un cri, verse une larme lorsqu’il la met à la porte encore à moitié nue.

9
Courbé sur le mini bar, Simon se saisit d’une bouteille de Champagne Louis Roederrer. A nouveau affalé dans la baignoire, il boit en écoutant Kurt Cobain fredonner « Polly ». Simon pense, sincèrement, que la musique est écrite par des gens qui, comme lui, ne supporteraient pas de vivre sans elle. Pour Simon, si l’eau, l’air, la nourriture, rendent la vie humaine possible, l’art quant à lui la rend supportable.
 A nouveau, le temps s’efface. Simon est maintenant étendu, nu, sur le lit. Hélas moins ivre qu’il le voudrait, il s’en veut un peu de fredonner « I’ll made love to you » de Boys II men.
D’un pouce à moitié anesthésié, il zappe sans conviction. Sur BBCI, une femme est en train de se faire poser des implants mammaires en direct par un maniaque du scalpel. Mais NBC annonce encore un attentat au Moyen Orient. Vil Coyote manque de capturer Beef Beef sur Cartoon Network. Bref, tout est normal.
 Après quelques manipulations, Simon presse la touche « OK » de la télécommande et ne sait s’il doit bénire ou maudire l’inventeur du « Pay per view ».
 Le film commence. Malgré l’énergie déployée par les actrices à l’écran, Simon réalise qu’aucun film porno, ni certainement aucune femme, ne pourra lui procurer une sensation agréable cette nuit.
Quelques dards de lumière rouge apparaissent à l’horizon. La pollution donne au ciel des grandes villes des levers de soleil aux reflets rougeoyants singuliers et envoûtants. Assis sur le lit, Simon contemple, fasciné, le spectacle qui a lieu au-dessus de tous, mais qu’il se croit seul à apprécier en cet instant.

10

Une quinzaine de minutes plus tard, Simon remonte à nouveau la rue vers Trafalgar Square que, pour la première fois, il trouve quasiment déserte. Quelques noctambules attardés partagent un regard vitreux avec les travailleurs matinaux qu’ils croisent.
Débarqué du premier métro, Simon débouche sur le grand hall de la gare de Waterloo. Il se dirige vers le hall réservé aux clients de l’Eurostar et se met en quête d’un billet.
Muni de ce billet ; pour un train qui ne partira pas avant une paire d’heures, le jeune homme se dirige vers le snack qui se trouve derrière lui et dont le rideau métallique est en train de se lever. Il commande un petit déjeuner à une grosse anglaise au teint rouge qui lui semble aussi peu amène que réveillée.
« Three pounds and two pence » lui assène-t-elle avec un accent cockney dont Simon se délecte. Il sourit. Visiblement peu habituée à des sourires autres que moqueurs, elle fronce les sourcils.
 Le nez dans son café, Simon observe distraitement le hall désert. Il écoute les bruits de la gare qui, lentement, se met au rythme de la journée.
Quelques notes de guitare arrivent à son oreille. Quelqu’un a le bon goût de jouer « Why does it always rain on me » de Travis.
Simon abandonne le plateau de son triste petit déjeuner et monte les marches qui le séparent du hall principal.
Accroupie, le dos plaqué contre la rambarde, une fille chante, sa guitare posée sur un genou.
Des reflets rouges parcourent des cheveux d’un noir intense qui lui descendent aux épaules. Elle porte un jean usé et un tee-shirt rouge qui laisse deviner deux seins lourds. Lorsque leurs yeux se croisent, Simon reconnaît celle qui déjà avait arrêté son regard lors de son arrivée. Elle lui sourit.
Simon s’assied face à elle sans un mot. Autour d’eux, des milliers de voyageurs, des dizaines de trains passent. Enfin, son train est annoncé. Quelques minutes plus tard, Simon le regarde partir sans aucune émotion autre que celle que lui procure la musique. Son cœur ne bat plus qu’au rythme des notes qui se succèdent. Face à lui, des doigts d’une douceur infantile jouent maintenant le « Knocking on heaven’s door » de Dylan.

11
Simon se tourne vers le metteur en scène, il lui fait signe de couper. Lentement, la caméra s’éloigne. La suite leur appartient.